Travailler moins ne suffit pas
Travailler moins ne suffit pas
Stéphane Doucet
redaction@journalclarte.ca
Clarté – Juin 2024
Travailler moins ne suffit pas
Julia Posca
Éditions écosociété, 2023
Julia Posca, sociologue et chercheure à l’IRIS, a le don non-négligeable d’écrire avec énormément de clarté et d’érudition. Pas facile de nos jours, malheureusement. Autre point fort de Posca: s’intéresser à la question du Travail, du point de vue de la “gauche”, du moins de son aile para-parlementaire québécoise. Ça c’est encore plus rare de nos jours… C’est en grande partie pourquoi il me semblait que ça vaudrait la peine de lire attentivement et de relayer ce qui se dit au lectorat de Clarté.
En bref, Posca nous propose dans l’ordre: un survol des arguments pour la réduction de la semaine de travail, une réflexion sur la place et les conditions de travail dans la société contemporaine pour terminer avec une critique assez multiforme de l’organisation de Travail aujourd’hui. Pour alimenter ce court essai de 138 pages, l’influence du philosophe écologiste (post-marxiste? pour ainsi dire anti-marxiste!) André Gorz pèse lourdement alors que le reste de sa bibliographie est encore plus loin du marxisme, si l’on peut dire. On peut donc comprendre qu’on a affaire à une critique du travail non-marxiste, ce qui lui prive, il va sans dire, d’une source considérable d’écrits tant philosophiques que politiques, économiques et sociologiques sur le travail dans une société capitaliste.
Il faut dire que d’emblée, ça ne s’annonce pas bien: l’anecdote qui sert d’introduction à l’essai porte sur un jeune Allemand qui s’est “tué à la tâche” (littéralement mort d’épuisement) dans le milieu de la finance en Grande-Bretagne. Pas vraiment un cas représentatif pour la majorité des travailleurs et travailleuses qui se démènent dans des milieux somme toute très différents, où les dangers de la surcharge de travail, des heures supplémentaires, des maladies ou blessures liées au travail et ainsi de suite, ne sont pas le résultat d’un stakhanovisme de banquier. C’est pour dire que dès le départ, on ne parle déjà peu du Travail comme du domaine de la classe ouvrière, mais bien d’un concept beaucoup plus flou et philosophique.
Le premier chapitre sert en quelque sorte de recensement des différents arguments en faveur de la semaine de quatre jours, d’expérimentation législative ou autre avec la réduction de la semaine de travail. Ici on peut vraiment voir la lacune d’une analyse non-marxiste de la semaine de travail. Dans ses œuvres d’économie politique (Salaire, Prix et Profits ou alors Le Capital), un des développements les plus importants de Marx sur l’économie classique est sa découverte de l’importance de la durée de la journée ou la semaine de travail comme facteur d’exploitation des travailleurs-euses. En effet, Posca n’aborde pas la question comme facteur dans le taux d’exploitation des travailleurs-euses, et très peu comme résultant d’un rapport de force entre classes.
Dans ce même chapitre, on recense des exemples où des employeurs ont choisi de leur propre gré d’instaurer la semaine de 4 jours pour augmenter la productivité, ceci sans trop différencier des cas où le mouvement ouvrier a pu conquérir une réduction de la semaine de travail en dessous du seuil de 40 heures, comme en Islande ou en France. C’est un problème récurrent dans l’ouvrage entier, où le progrès social suivrait les bonnes idées plutôt que résulter d’un rapport de force entre la majorité ouvrière et leurs patrons parasitaires. Pire même, on occulte comment les “changements de conscience” de la classe dirigeante découlent d’un rapport de force qui s’impose contre leur intérêts d’exploiteurs. Plutôt qu’une opposition entre ces deux classes, on préfère surtout ignorer la puissance de la classe ouvrière (et certainement sa mission historique!) au dépends d’un conflit entre bons et mauvais patrons, les “vrais” moteurs de l’histoire. On peut même aller plus loin: en entretenant un flou entre ces deux conceptions du progrès (lutte de classe vs collaboration de classe), on efface la différence entre les deux, ce qui est toujours à l’avantage de la classe dominante.
Rentrons tout de même dans le concret, ce qui manque parfois au texte: Posca appelle notamment à “nuancer la thèse et considérer avec prudence les chiffres” de l’anthropologue et anarchiste David Graeber selon laquelle “on pourrait probablement ramener la semaine de travail réel à quinze heures, ou même douze, et personne n’y verrait que du feu.” Ça paraît que l’analyse de Graeber relève de l’idéalisme inhérent à son parti pris idéologique. Prenons l’exemple d’un hôpital au Québec: des centaines y travaillent, on a de la misère à former assez de gens pour garnir tous les postes, certains postes sont très spécialisés, et ainsi de suite. On s’entend qu’un hôpital fonctionne 24 heures sur 24, alors on ne peut pas réduire les heures en fonction d’une semaine de travail réduite. Selon cette théorie, on sera contraint à quadrupler l’embauche à chaque poste pour que tous et toutes voient leurs horaires diminuer de trois-quarts. Pour cela il faudra évidemment former 3 ou 4 fois plus d’infirmières, de préposé-es aux bénéficiaires, de médecins spécialistes, etc. Vous voyez où on en vient.
Admettons donc que l’idée de Graeber est farfelue et totalement inadaptée au monde réel du travail d’aujourd’hui. Effectivement, ce genre de thèse repose sur deux principes totalement faux. Premièrement, on ne peut pas faire un calcul mathématique pour soustraire tout le travail qu’on n’aime pas (police, banquiers, etc.) et le transférer vers celui qu’on aime (travail socialement utile) et dire qu’on a réglé la question de la durée de la semaine de travail. La division et la distribution du travail n’est pas une formule mathématique. Deuxièmement, pour pouvoir faire ce genre de transfert, on parle évidemment de socialisme parce qu’il n’existe d’autre manière de radicalement changer la fonction du travail – en liquidant la recherche du profit à outrance vers la centralité de l’utilité sociale. Et un système socialiste ne réduirait pas à outrance et par décret la semaine de travail, sans prendre compte des réalités sur le terrain, que ce soit de l’organisation du travail, de la formation, tout comme les besoins de la population en général.
Concernant le premier faux principe de Graeber, c’est à dire la vision comptable: c’est essentiellement ce que propose Posca d’une manière plus développée et détournée en proposant des économies de partage, des coopératives, la valorisation des OBNL, etc. Elle est certainement moins vulgaire que ce que présuppose l’extrait de Graeber (et pour ne pas être injuste, c’est vraiment un tout petit extrait en bas de page, mais qui illustre tout de même très bien un problème idéologique), mais la prémisse demeure la même: sous le même système économique, on redirige l’activité économique vers le plus local, le plus humaniste, etc.
Dans la conclusion, Posca s’attaque à la philosophie du FIRE (“Financial Independance, Retire Early” en anglais: indépendance financière, retraite anticipée) comme l’insupportable chroniqueur Pierre-Yves McSween, qui vantent une retraite aux 40-50 ans pour ceux qui font des bons placements, ou quelque chose du genre. À ceci, elle oppose, et je prends le temps de citer en long:
“Transformer radicalement le travail pour faire en sorte qu’il devienne synonyme de liberté ne peut qu’être une tâche collective. Cela signifie l’encadrer, de l’organiser démocratiquement, autant en agissant sur sa forme – dans quelles conditions allons-nous travailler, avec quelles ressources? – que sur ses finalités – qu’allons-nous produire, pour répondre à quels besoins? C’est, en d’autres mots, un choix de société qui doit s’incarner dans des institutions, des lois et des règles décidées de manière démocratique. C’est aussi un parti pris en faveur de ceux et celles qui, à travers leur labeur, sont les véritables créateurs de la richesse que peut représenter une économie.”
Et quelques pages plus loin, la dernière phrase de l’ouvrage: “Dans tous les cas, il s’agit de se réapproprier la capacité de prendre des décisions économique, plutôt que de la laisser sous l’emprise d’une minorité pyromane, d’assumer cette responsabilité qui a été arrachée des mains des travailleurs et des travailleuses, et d’ainsi se porter garant de notre devenir collectif.”
Que de bons sentiments sans aucune direction politique. Mais la question pour Posca se résume toujours à savoir comment une société capitaliste éclairée organiserait le travail. Pour les communistes, la question va toujours un pas plus loin, à savoir: comment faire en sorte que ce soit la classe ouvrière elle-même qui détermine quel travail sera effectué et comment. Entre-temps, cette question sera toujours réglée par le rapport de force du moment, et elle sera revue selon l’évolution de ce dernier. L’horizon du mouvement ouvrier demeure de prendre en main les leviers des pouvoirs décisionnels, non pas d’influencer leurs exploiteurs.