Syndicalisme et lutte de classes
Syndicalisme et lutte de classes
Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté #53 – Octobre 2023
Communistes, si nous nous intéressons au mouvement syndical, ce n’est pas pour le mouvement en soi, mais plutôt parce qu’il est au coeur d’un mouvement autrement plus grand et historiquement plus important : celui pour la transformation révolutionnaire de la société. En unissant l’ensemble de la classe ouvrière et des travailleur-euses, en organisant cette seule classe qui possède à la fois la capacité et l’intérêt d’abattre le capitalisme et d’édifier le socialisme, le mouvement syndical constitue le terreau fertile dans lequel toute lutte sociale a vocation à s’enraciner.
Pour le dire en un mot : il n’est aucun mouvement social qui puisse conquérir ne serait-ce que la plus petite concession aux monopoles et à leur pouvoir sans le concours du mouvement syndical. Il reste que de lui-même, ce mouvement ne suffit pas. À la conscience économique, il faut ajouter la conscience politique de classe, car notre ennemi est non seulement puissant, mais aussi habile et sournois, il sait exploiter toute faiblesse et toute faille à son avantage, d’où la nécessité pour les travailleur-euses de voir à plus long terme que les seules demandes économiques immédiates.
Or, cette conscience politique est nécessairement le fruit non seulement d’expériences de luttes collectives, mais encore de l’action patiente, déterminée et constante d’un parti communiste qui sait en faire la synthèse et de relier le particulier (l’économique) au général (la lutte pour le socialisme). Sans ce lien privilégié entre le mouvement syndical et le parti communiste qui se manifeste par une confiance des masses laborieuses envers le Parti, la classe ouvrière est vulnérable aux attaques patronales. Inversement, un Parti communiste qui n’est pas enraciné auprès des travailleur-euses organisés est un Parti communiste déraciné qui ne fait plus peur au patronat.
C’est pourquoi les exploiteurs ont mobilisé un maximum d’efforts pour isoler les communistes du mouvement syndical. Ils n’ont pas hésité à recourir à la manière forte (incluant la violence et la pègre avec, notamment, lest Teamsters aux États-Unis et FO en France) sans non plus dédaigner la méthode plus douce et plus sournoise selon les circonstances.
L’anticommunisme généralisé induit par la contre-révolution en Europe de l’Est et en URSS aidant, le voeu de cette classe dirigeante qui n’aime la classe ouvrière que « balbutiante et en culottes courtes » est exaucé. Orpheline politiquement, la classe ouvrière s’engage dans différentes batailles à l’aveuglette avec les résultats que l’on connait : néolibéralisme, privatisations, clauses de disparité de traitement, délocalisations et désindustrialisation, mise en concurrence des travailleurs-euses à l’international, accords de libre-échange, etc.
Mais il reste qu’un des effets les plus pernicieux de cette perte de perspective politique à long terme est l’effondrement de toute clarté dans le mouvement syndical. Ainsi, des thèmes qui étaient battus en brèche dans les années 1960 – 1970 refont surface.
C’est pourquoi nous reproduisons ici quelques passages issus du livre Syndicats et lutte de classes écrit par Henri Krasucki en 1969. Ouvrier métallurgiste, communiste français d’origine juive polonaise, résistant déporté, Krasucki a assumé tour à tour les responsabilités de Rédacteur de la Vie ouvrière (journal de la CGT), puis Secrétaire général de la confédération pour atteindre le poste de Vice-Président de la Fédération syndicale mondiale.
Cet ouvrage, composé d’un amalgame d’articles parus dans la Vie ouvrière lors des évènements de mai 1968, s’attaque justement à deux tendances aussi sauvagement anti-communistes qui gangrènent le mouvement syndical de son époque : la collaboration de classe et le gauchisme qu’il traite comme deux revers d’une même médaille. En effet, ces deux phénomènes partagent une aversion envers l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière, voire envers la chose politique et la question même du pouvoir qui est pourtant au coeur du débat.
Aujourd’hui, dans un contexte inflationniste inédit depuis plusieurs décennies où on constate un regain d’activités syndicales, mais aussi alors que près d’un demi-million de salarié-es de la fonction publique s’engagent dans un bras de fer contre le gouvernement CAQ qui pourrait culminer par une grève générale, relire ce texte est des plus édifiants.
S’il est vrai qu’on ne parle plus trop de cogestion et d’autogestion, l’esprit derrière la lettre demeure. On peut remplacer l’un par dialogue social ou tripartisme; et l’autre, par n’importe quelle théorie gauchisante à la mode…
Cogérer? Avec qui?
[C’est] précisément ce à quoi ne répondent pas les propagandistes de la « cogestion ».
Actuellement, les entreprises appartiennent aux capitalistes. […] Quant aux entreprises nationalisées, bien qu’appartenant à la nation, elles dépendent de l’État, du gouvernement actuel qui les gère comme vous savez en les faisant servir de vache à lait dans l’intérêt des grandes sociétés privées.
S’agit-il donc de « gérer avec »… les capitalistes? Le pouvoir actuel?
[…]
En fait, revendiquer une « cogestion », cela revient à demander aux maitres tout-puissants de la finance de renoncer eux-mêmes à leur régime, de partager leur richesse, leur pouvoir avec les travailleurs.
Et comment? En les catéchisant?
Au siècle dernier [XIXe, ndlr], certains utopistes croyaient possible de persuader les capitalistes que leur régime était mal fait et qu’ils devraient partager avec les ouvriers. C’étaient des hommes généreux et ils avaient le mérite de faire la critique du régime et l’excuse que la nature réelle du capitalisme n’avait pas encore été bien mise en lumière. Mais, de nos jours et sachant ce qu’un siècle nous a appris, ce n’est pas permis sans sombrer dans le ridicule.
[…]
Les meilleures intentions du monde n’y font rien. Parler de changer la société sans toucher à la propriété des secteurs clés de l’économie et sans s’occuper du pouvoir d’État, quelle que soit la formule employée, c’est donner du rêve aux travailleurs et maintenir le capitalisme, c’est autant de variétés de collaboration de classe.
Autogérer? Comment?
On n’a pas oublié qu’en mai-juin 1968 toute une campagne a été menée contre la CGT pour lui reprocher de s’occuper de revendications « alimentaires », « quantitatives », bref, ce que vous et moi appelons tout bonnement et sans dédain l’amélioration des conditions d’existence et de travail de la classe ouvrière. Quelle horreur! Une organisation syndicale qui s’occupe de pareilles broutilles… […]
Si cogérer c’est gérer avec, […]; autogérer, c’est gérer soi-même, c’est-à-dire sans les capitalistes. Ce qui n’est pas pour nous déplaire, comme chacun sait.
Mais comment gérer sans les capitalistes aussi longtemps que les entreprises et tous les moyens de l’économie leur appartiennent et aussi longtemps qu’ils disposent de toute la puissance de l’État et d’un gouvernement à leur service? […]
Un petit morceau de socialisme ici, au beau milieu d’un monopole capitaliste géant, puis un autre petit morceau ailleurs, et tout plein de petits morceaux : le socialisme en miettes, un saupoudrage de socialisme! Et les capitalistes, médusés, n’auront plus qu’à aller planter leurs choux gentiment.
On hésite à discuter de pareilles incongruités.
[…]
L’idée d’autogestion – comme celle de cogestion – a pourtant un sens réel. C’est celui de l’autogestion de la société tout entière. Dès lors qu’elle ne sera plus régentée par une minorité de maitres qui la dominent, la société parviendra progressivement à s’administrer, à gérer ses affaires elle-même, collectivement, c’est-à-dire à s’auto-administrer, à s’auto-gérer.
Mais à ce niveau-là, celui de la société dans son ensemble.
[…]
Poser la question autrement, c’est véritablement mettre la charrue devant les bœufs.
Krasucki, Henri (1969). Syndicats et lutte de classes.