Le sel de la terre : pour une politique agricole souveraine et anti-monopoliste
Le sel de la terre : pour une politique agricole souveraine et anti-monopoliste
Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté – Janvier 2024
Le 6 décembre dernier, des centaines de producteurs agricoles manifestent à Québec pour interpeler les pouvoirs publics au sujet des problématiques qu’affrontent « ceux de la terre ». S’il est vrai que l’été dernier a été, à cause des intempéries, catastrophique pour les récoltes et pour l’ensemble du monde agricole, ce n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Le libre-échange
Depuis des décennies, les agriculteurs paient les frais du libre-échange, de la mise en concurrence accrue entre producteurs, de la concentration des richesses et du pouvoir des monopoles sur l’ensemble de leurs activités productives. En conséquence, au cours des vingt dernières années, la moitié des fermes ont été « démantelées » et ce, avec la complicité des politiques agricoles qui favorisent les plus grandes exploitations.
C’est que depuis la libéralisation accrue du marché agricole induite par l’AÉUMC et les autres accords de libre-échange, les agriculteurs québécois sont en compétition avec leurs collègues de l’ensemble de l’Amérique du Nord, y compris des États-Unis. Or, si ici les productions agricoles demeurent de production moyenne avec notamment un troupeau moyen de 74 vaches par ferme, dans l’Ouest canadien ce chiffre monte à 300, puis à 1400 en Californie. Pour se maintenir à flot devant cette compétition accrue, il faut suivre ce modèle d’élevage intensif, d’où les politiques qui empêchent tout élevage de moins de dix vaches et la difficulté de recevoir les aides nécessaires pour exploiter une terre de moins de 100 hectares, jugée peu ou non rentable par les autorités régulatrices.
Bien sûr, cette ouverture à la concurrence internationale menace grandement la gestion de l’offre qui opère déjà à flux tendu, d’autant plus que l’agriculture états-unienne est grassement subventionnée – car selon les textes de loi locaux, ce secteur productif dépend de la sécurité nationale, donc du Pentagone… Or, la gestion de l’offre canadienne est qualifiée par Washington de concurrence déloyale!
Les autres filières connaissent des problèmes similaires. Par exemple, la politique visant à miser principalement sur l’exportation de porc fait en sorte que seules les exploitations de plus de 300 bêtes bénéficient de subventions. En outre, la concurrence internationale et l’impératif de compétition fait en sorte qu’il n’existe aucune garantie réelle pour les producteurs quant au prix de revient de leur marchandise. C’est ainsi qu’en 2022, le prix moyen de vente par porc s’est fixé à 250$ tandis que le cout de production moyen lui, a atteint les 285$, ce qui signifie que chaque porc a été vendu avec une perte encourue de 35$…
Le prix des terres
À la problématique du libre-échange et de la concurrence s’ajoute celle du prix des terres, des quotas et des intrants. Ainsi, en 20 ans, le prix des terres a doublé. Pour la période 2021 – 2022 seulement, il a augmenté de 11%. Les intrants quant à eux ont crû de 30% en moyenne au cours de la dernière année. Le prix des quotas devient prohibitif : on parle de 240 000$ pour une micro-exploitation de 10 vaches laitières et d’environ 285$ par poule pondeuse.
En conséquence, la dette agricole a bondi de 115% depuis 2015 et se chiffre aujourd’hui à 29,4 milliards de dollars.
Ainsi, les agriculteurs sont coincés en tenaille entre une inflation particulièrement violente, un cout de revient dérisoire d’une part, et de l’autre, une politique de hausse des taux d’intérêts qui décuple le fardeau de la dette.
Le pouvoir des monopoles
Comme tous les autres secteurs économiques, l’agriculture n’échappe pas au pouvoir des monopoles. S’il est vrai que la majorité des fermes québécoises sont relativement petites en comparaison avec le reste de l’Amérique du nord, voire même le reste du pays, il reste qu’elles sont toutes à la merci des grands monopoles de l’alimentation, à commencer par les grands groupes de transformation et de distribution.
Au Québec, 70% de la transformation agro-alimentaire s’effectue sur place, ce qui est une caractéristique particulière – et positive – de l’économie rurale d’ici. Néanmoins, plus de 85% de la production agricole est vendue à 3 compagnies. Ce sont donc elles qui, malgré le système de gestion de l’offre, fixent les prix.
On constate donc que la plus-value extorquée du travail paysan ne revient pas au producteur. Elle sert plutôt à engraisser les intermédiaires qui en accaparent la plus grande partie et font des agriculteurs les moins bien lotis du produit de leur travail.
La solution : une politique agricole qui redistribue la valeur ajoutée de la fourche à la fourchette
Le Québec est plutôt choyé en termes d’agriculture. Les terres nobles ne manquent pas, ni même la formation agricole. Nous bénéficions de deux instituts de technologie agroalimentaire à St-Hyacinthe et à La Pocatière, les deux à la fine pointe de la technologie et de la science. Les hommes et les femmes qui travaillent la terre bénéficient donc d’une formation poussée capable de mettre en valeur leur travail en vue d’une agriculture durable et viable capable d’assurer notre souveraineté alimentaire.
Pourtant ces connaissances et cette technologie sont mobilisés dans le but de garantir des profits aux grandes entreprises agricoles dont les premières victimes sont les agriculteurs. À l’autre bout de la chaine, personne ne profite non plus de denrées vendues au prix fort, ni d’une conséquence désastreuse de l’intensification de l’agriculture au profit des monopoles : le fait que 47% des terres agricoles sont en friche ou à l’abandon.
Cette situation n’est pas inéluctable. Il s’agit d’utiliser le mécanisme de gestion de l’offre non pas pour plaire à la fois aux monopoles et offrir un semblant d’assurance aux agriculteurs, mais plutôt pour permettre aux plus petits exploitants de recevoir la juste part du fruit de leur labeur. Bien sûr, une telle mesure implique une rupture totale avec les accords de libre-échange, mais une politique agricole anti-monopoliste se doit d’être audacieuse à cet égard.
La question au coeur d’une telle politique doit être le partage équitable de la valeur ajoutée des produits agricoles pour les producteurs. La création de marchés publics d’intérêts généraux, sous contrôle paritaire entre l’État, les usagers et les producteurs agricoles permettrait, a minima, de soustraire une partie des produits alimentaires des féodalités économique et d’imposer un contrôle démocratique sur les prix. Il reste que ces derniers doivent, à terme, remplacer les grands groupes privés de distribution qui nous privent de nourriture.
Le prix des intrants doit également être soumis à une régulation stricte, comme c’était le cas jusqu’en 2022 au Canada.
Bien sûr, plusieurs autres mesures sont à adopter pour répondre de façon adéquate aux problèmes du monde agricole. On peut penser notamment aux questions des ouvriers agricoles, particulièrement la main d’oeuvre immigrée temporaire payée au lance-pierre, ou alors à la question de l’environnement et des pesticides. Mais parions qu’une fois extraits de la logique des féodalités économiques, les petits producteurs sauront se regrouper en coopérative et prendre part dans la lutte antimonopoliste menée par les travailleurs de la ville et de la campagne.