En France, la révolte des campagnes et la guerre en Ukraine en toile de fond

En France, la révolte des campagnes et la guerre en Ukraine en toile de fond


Jad Kabbanji et Hugo Barral
Clarté #56 – Mars 2024


Depuis plusieurs semaines, un soulèvement agite les zones rurales de divers pays européens, sur fond d’inflation rapide et de déréglementation. Alors que le marché commun a introduit une concurrence déloyale au sein de l’Union européenne, principalement à travers la Politique Agricole Commune (PAC), la guerre en Ukraine a exacerbé la situation. En France, la contestation a atteint son apogée le 29 janvier avec un mouvement sans précédent des agriculteurs qui ont encerclé la capitale. Comment en est-on arrivé là et quelles perspectives se dessinent pour ce mouvement hétérogène regroupant des organisations agricoles aux positions diamétralement opposées ?

Les petits paysans à l’avant-garde du mouvement

Il est essentiel de noter qu’en France, plusieurs exploitations sont de petite taille, surtout dans le Sud-Ouest où la mobilisation est la plus forte. Dans les régions d’Occitanie et de Nouvelle-Aquitaine, on recense 83 300 exploitations en 2020, représentant à elles seules 20 % des exploitations du pays. Pourtant, ces dernières années, plusieurs dizaines de milliers d’entre elles ont été contraintes au démantèlement. On observe en effet une baisse tendancielle du nombre de micros et petites exploitations, avec une diminution de 75 900 entre 2010 et 2020, tandis que la moyenne des surfaces agricoles utilisées a augmenté de 14 hectares au cours de la même période. Comment pourrait-il en être autrement alors que les conditions matérielles se détériorent autant dans les villes que dans les campagnes ?

Les revendications à la base du mouvement ne laissent aucun doute : pour les agriculteurs, il s’agit de revenus et de conditions de travail. Les exploitants de ces petites structures sont largement responsables de leurs activités et pour beaucoup d’entre eux, les revenus sont minces, voire déficitaires. Ils sont pris en étau entre le rythme et les prix imposés par la grande distribution ainsi que par la Politique Agricole Commune (PAC) qui favorise massivement les grosses exploitations et le libre-échange promus par le libéralisme effréné de l’Union européenne. Rappelons ici qu’une des manifestations de cette dérive libérale fut la signature, en 2016, de l’accord économique et commercial global (AEGC) entre l’Union européenne et le Canada (CETA) qui réduit drastiquement les barrières tarifaires et non tarifaires aux échanges commerciaux.

En matière agricole, il faut comprendre que la grande paysannerie se préoccupe d’abord du cout du travail, là où les petits exploitants sont tenus à la gorge par le prix des intrants.

L’extrême droite joue le jeu des latifundiaires

Bien que le mouvement ait été initié par les petits paysans, les représentants des syndicats jaunes tels que la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et la Coordination Rurale (CR) n’ont pas tardé à en prendre le contrôle. Prédominants dans les chambres d’agricultures départementales à la suite des élections de 2019, ils se situent politiquement à droite, voire à l’extrême droite pour la CR. Ils sont les alliés privilégiés du patronat qui profite du salariat précaire et représentent près de 80 % des emplois non déclarés ou saisonniers selon la FNAF-CGT. Un exemple notable est Bousquet-Cassagne, membre de la CR, devenu une figure médiatique pendant les journées de mobilisation, prônant le retrait du salaire minimum pour « remettre les Français au travail » et soutenant activement les dispositifs de substitution d’eau au profit des grandes exploitations. Également, bien que leur protectionnisme identitaire soit lié à l’extrême droite du pays, il semble s’atténuer lorsqu’il s’agit des emplois non déclarés des migrants.

Le nouveau gouvernement Attal, déjà impopulaire sur les questions de l’éducation publique, a décidé de jouer un rôle de médiation en quelques jours. À la suite de l’annonce du retrait de la FNSEA et de la CR, aucune mesure significative n’a été proposée par le gouvernement, se contentant d’une modeste enveloppe d’aide plutôt que d’établir un prix plancher sur les produits pour garantir les revenus des agriculteurs. Parmi les raisons de cette satisfaction hâtive, on note la réduction d’usages des pesticides (plan Écophyto) en projet qui est mise en pause jusqu’à nouvel ordre.

Analyser les tournants du mouvement sans prendre en considération le conflit entre le capital et le travail qui traverse toutes les contradictions de l’agriculture du pays mène à une vision essentialiste des acteurs du mouvement, comme l’ont fait la plupart des partis de gauche. Les déclarations méprisantes des cadres des Verts européens sont explicites à ce sujet. Il est également peu probable d’attendre des actions extraordinaires de la part de la France Insoumise, premier parti de gauche du pays, qui se contente de l’agitation à l’Assemblée nationale et sur les réseaux sociaux. Quant au PCF, historiquement opposé aux traités de l’Union européenne, il a affiché son soutien et s’est joint aux points de rassemblement des mobilisations. La CGT a par ailleurs rejoint le mouvement, encourageant ses militants à participer aux mobilisations et annonçant plusieurs dates de manifestations. Il est important de rappeler que les agriculteurs ont soutenu à plusieurs reprises les militants dans le cadre des fortes mobilisations sociales de l’année dernière en se joignant aux piquets de grève.

La guerre en Ukraine à l’horizon

Comment aborder cette révolte des campagnes sans mentionner en toile de fond la guerre en Ukraine dont les conséquences ont nettement détérioré les conditions de travail des agriculteurs ? Rappelons que les droits à l’importation sur la plupart des produits agricoles en provenance de l’Ukraine et importés dans l’UE ont été ramenés à zéro en 2016. À titre d’exemple, au Marché d’intérêt national de Rungis, plus grand marché de produits agricoles au monde, le kilo de filet de poulet français s’achète à 7 euros alors que celui en provenance d’Ukraine se négocie autour de 3 euros. Loin de remédier à cette situation, la Commission européenne, responsable des tarifs douaniers, a proposé à la fin du mois de janvier de reconduire pour une année la suspension des droits d’importation et des quotas sur les exportations ukrainiennes vers l’UE. Bien que la FNSEA soit obligée de prendre en considération le mécontentement des agriculteurs quant aux importations en provenance d’Ukraine, son Président, Arnaud Rousseau, a rappelé le 31 janvier « que l’Europe doit apporter son concours à un peuple qui se bat pour sa liberté, ses frontières et son modèle… »

Alors que la guerre en Ukraine entre dans sa 3e année, l’UE repousse plus que jamais les négociations de paix et mise toujours sur une guerre d’usure. En effet, les dirigeants de l’UE ont récemment conclu un accord sur le versement d’une nouvelle aide financière à l’Ukraine de la valeur de 50 milliards d’euros jusqu’en 2027 et ils ont entamé les négociations en faveur de son adhésion au sein de l’entité européenne. Cette orientation belliciste, clairement définie, peut s’appuyer sur les conglomérats agricoles monopolistiques, créant ainsi une contradiction avec les intérêts des petits et moyens agriculteurs. Sans oublier que la privatisation intégrale des terres agricoles ukrainiennes au bénéfice de ces mêmes multinationales est également au cœur de la bataille actuelle que livrent les puissances de l’UE et de l’OTAN à la Russie par l’Ukraine interposée. En fin de compte, dans l’intérêt du monde du travail urbain et rural, il devient crucial d’exiger des négociations de paix immédiates, de se retirer des traités de libre-échange et de contrecarrer par conséquent les plans de l’impérialisme qui nous conduisent directement vers une guerre généralisée.

De la bataille actuelle que livrent les puissances de l’UE et de l’OTAN à la Russie par l’Ukraine interposée. En fin de compte, dans l’intérêt du monde du travail urbain et rural, il devient crucial d’exiger des négociations de paix immédiates, de se retirer des traités de libre-échange et de contrecarrer par conséquent les plans de l’impérialisme qui nous conduisent directement vers une guerre généralisée.