Mobilisation historique et combattive contre le réforme des retraites

Mobilisation historique et combattive contre le réforme des retraites


Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté #51 – Mai 2022


Depuis 3 mois, les travailleur-euses de France montent au créneau contre la réforme des retraites que Macron cherche à imposer coute que coute, à la barbe même des principes élémentaires de la démocratie bourgeoise. 

Ainsi, depuis l’annonce de la hausse de l’âge minimal pour accéder aux pensions de retraite à 64 ans, 12 journées de mobilisation, de grèves et d’occupations ont été convoquées par une intersyndicale qui comprend notamment la CGT. L’ampleur du mouvement est historique : il s’agit de la plus importante mobilisation sociale depuis mai 1968 avec, à chaque journée de lutte, une participation comprise entre 1 et 3 millions de personnes. C’est considérablement plus que lors de la dernière bataille des retraites qui avait forcé Juppé à reculer en 1995. 

C’est que la réforme ne passe pas, surtout dans un contexte inflationniste et de paupérisation exacerbée de la classe ouvrière et des masses laborieuses française. Par exemple, en 2022, le salaire mensuel de base a diminué de 3%, un record en vingt ans. Ainsi, 70% de la population est contre la réforme, mais ce taux augmente à 94% auprès des travailleur-euses. Même les patrons des très petites entreprises (moins de 20 salariés) y sont opposés. Quant à l’appui envers les grévistes, celui-ci est attesté non seulement par le nombre de manifestant-es, mais aussi par le fait que 65% de la population ne s’oppose pas à un blocage de l’économie. 

Pour comprendre l’ampleur de la lutte, un bref état des lieux est nécessaire. 

Il convient d’abord de rappeler que l’automne dernier a été un théâtre de luttes ouvrières intenses (blocages dans l’énergie, grève des contrôleurs à la SNCF, etc.) Celles-ci ont adéquatement préparé les travailleur-euses aux batailles à venir. 

L’article 49.3 : un arsenal nucléaire pour museler la démocratie
La constitution de la Ve république en France a été taillée sur mesure par et pour le Général de Gaulle en 1958. Celui qui avait dirigé le Gouvernement provisoire de la République française de 1944 à 1946 avait en horreur la constitution de la IVe république, compromis conquis grâce au rapport de forces des années d’après-guerre marqué par l’influence du Parti communiste dans toutes les sphères de la société. C’est ainsi que cette constitution conférait la majorité des pouvoirs au parlement au détriment de l’exécutif. En d’autres termes, la démocratie passe avant la gouvernance.
Pour De Gaulle, porte-parole d’un capitalisme monopoliste d’État embryonnaire, cette égalité des pouvoirs législatif et exécutif est inacceptable. Il saisit donc la première occasion lors du « coup d’État constitutionnel » de 1958 pour jouer de sa personne et imposer une constitution marquée par un exécutif fort et des pouvoirs concentrés dans les mains du Président de la République, véritable « monarque de la République ».

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’article 49.3 de la constitution. Véritable motion de censure provoquée par le gouvernement, son but est de lui permettre de passer en force différents textes de loi en contournant l’Assemblée nationale, muselant ainsi les débats. En effet, une fois cet article engagé par le Premier Ministre, le texte en question est considéré adopté sans vote à moins qu’un dixième des élus de l’Assemblée nationale ne dépose une motion de censure spontanée dans un délai de 24h qui, adoptée à majorité absolue des élus, imposerait la dissolution du gouvernement et des élections législatives anticipées.

Depuis 1958, cet arsenal a été utilisé une centaine de fois, mais la Prermier Ministre actuelle, Élisabeth Borne toise les sommets en y ayant eu recours 11 fois au cours des 10 derniers mois, notamment pour passer en force le budget 2023, la Loi sur le financement de la Sécurité sociale et, tout récemment, la Loi sur le financement des retraites.
Au final, malgré un semblant d’encadrement de cette disposition dans la lettre de la loi, son esprit antidémocratique voulu par les maïeuticiens de la constitution de la Ve république, à savoir une soumission du législatif à l’exécutif, a été prouvée empiriquement. En effet, si en principe il est possible de contrer le 49.3 par sa contraposée, le 49.2, ce dernier article n’a été utilisé qu’une fois, en 1962 contre Pompidou qui, à l’issue d’élections anticipées, a retrouvé son poste.

Le rassemblement du 7 mars a été historique : on compte pas moins de 3,5 millions de manifestants (soit 20% de plus qu’en janvier, et 1,5 millions de plus qu’en 1995). En termes de grèves, les taux sont tout aussi historiques : de 20 à 30% des vols sont annulés dans les grands aéroports. On parle même d’une grève suivie à 100% à Marignane. Dans le ferroviaire, seul un train sur trois roule pour 76% de grévistes chez les mécaniciens roulants. À la RATP, on en dénombre 75%. Plusieurs assemblées générales – notamment à l’appel de la CGT – reconduisent ces grèves dans une optique de blocage économique du pays jusqu’au retrait de la réforme. Quant aux jeunes et aux étudiant-es, ils occupent pas moins de 250 institutions d’enseignement. 

Malgré un battage médiatique antisyndical et une tentative de la part des syndicats plus enclins au “dialogue social” (CFDT, FO, etc.) qui cherchent à négocier la fin du mouvement, la mobilisation a atteint 1,3 million de personnes le 13 avril, preuve que la colère et la détermination ne faiblissent pas. 

Devant ce mouvement historique, Macron fait la sourde oreille. Il a été élu pour imposer par la force la feuille de route du capital. Il ne s’en cache pas : Jean-Louis Bourlanges, Président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale affirme qu’objectivement “les problèmes de ce pays impliquent des solutions favorables aux hauts revenus.” 

Ainsi, les cadeaux au patronat sont inédits. On ne compte pas moins de 160 milliards d’euros en exonérations fiscales de tout ordre, auxquels il faut ajouter 50 cette année seulement pour cause de “relance économique”. Une honte lorsque l’on sait, depuis que des documents internes de la Banque centrale européenne ont été divulgués, que les marges bénéficiaires des entreprises européennes (donc françaises également) ont alimenté l’inflation. En conséquence, les multinationales françaises se partagent des dividendes inédits depuis 1949 : 170 milliards d’euros! 

Ajoutons à ces chiffres crésusesques le budget militaire prévu à 413 milliards de dollars qui non seulement alimente lui aussi l’inflation, mais n’est qu’une subvention indirecte aux monopoles de sorte que ceux-ci puissent étendre leur prédation vers de nouvelles contrées. 

Pour le capital, l’enjeu est de taille. Il s’agit de démanteler petit à petit le salaire socialisé et accroitre le taux d’exploitation de la classe ouvrière à tout prix. Devant les investissements technologiques massifs nécessaires pour rester compétitif, c’est une question de vie ou de mort. C’est pourquoi, pour la 11e fois en moins d’un an, le 16 mars dernier, la première ministre Elisabeth Borne engage la responsabilité de son gouvernement afin de passer en force le projet de réforme des retraites. Elle le fait grâce à un arsenal nucléaire permis par la Constitution française : l’article 49.3 qui permet d’imposer un texte sans le consentement de l’Assemblée nationale. 

Aussitôt, l’intersyndicale appelle à intensifier la lutte. La CGT promet l’arrêt total du plus grand complexe pétrolier le lundi suivant au plus tard. Les journées de mobilisation arrimées à l’ordre du jour parlementaire donnent place à plus de grèves reconductibles et à une volonté de mettre le pays à l’arrêt jusqu’au retrait de la réforme. 

Cette bataille produit un effet particulièrement important dans les organisations de lutte. Le Congrès de la CGT en est un exemple frappant. Pour la première fois depuis 1895, le rapport de la direction sortante est rejeté. En fait, l’ex-Secrétaire général Philippe Martinez tentait d’aller plus loin vers une centralisation des pouvoirs dans un but politique : achever le virage à droite illustré par l’idée selon laquelle le syndicalisme de classe et de lutte doit être “rassembleur” et “élargi” dans une optique de “dialogue social”. Les congressistes s’y sont opposés et ont permis aux courants prônant un retour au syndicalisme lutte de classe contre un “syndicalisme” sociétal-écologiste de faire valoir leurs idées. La lutte pour un retour à la CGT de l’époque de Georges Séguy et Henri Krasucki doit s’affermir, mais on constate que les conditions socio-économiques actuelles et les attaques patronales forcent ce débat honni par la direction sortante. 

C’est ainsi que la CGT, au lieu de revendiquer une unité de façade, appelle à maintenir la pression et à préparer une mobilisation encore plus importante pour le 1er mai. 

Outre l’aspect strictement économique, cette grève présente une importance particulière au niveau politique. En effet, il ne s’agit pas seulement de la casse des services publics, mais aussi de la dépossession de la classe ouvrière de son salaire socialisé initiée en 1967. 

En effet, jusqu’à cette date, le financement et la gestion de la sécurité sociale (dont dépendent les retraites) n’étaient pas une prérogative de l’État, mais des travailleur-euses à travers leurs syndicats. Autrement dit, le patronat et l’État, grâce au rapport de force de la classe ouvrière, devaient financer directement et sans droit de contrôle la sécurité sociale sans que celle-ci ne passe par le budget d’État. 

Pour la copule DeGaulle – Pompidou, permettre aux salariés d’avoir une mainmise sur les finances de la “sécu”, c’en est trop. La “cogestion” entre l’État, le patronat et les salariés est alors imposée. À partir de ce moment, le financement des services publics, y compris des retraites, n’est plus une question de salaire socialisé, mais de “répartition des richesses” selon les volontés du pouvoir politique. C’est ainsi que de réforme en réforme, le but n’est pas seulement de s’attaquer aux droits salariaux, mais aussi à la possibilité de les revendiquer. 

Macron ne cherche donc pas seulement à faire travailler plus longtemps, mais aussi et surtout à inscrire dans le roc les logiques préconisées par l’UE, à savoir la fin du concept de retraite par répartition au profit de retraites par capitalisation afin de rendre la main d’oeuvre française plus compétitive.