Post-modernisme (2) : sa nature de classe
Notre dernière chronique sur le caractère réactionnaire du postmodernisme critiquait ses fondements idéalistes et, de ce fait, la conclusion logique d’une telle prémisse, à savoir l’incapacité de comprendre le monde de manière objective et scientifique. Un des extraits du Manifeste présenté soulignait, au sujet des « socialistes bourgeois », que ceux-ci veulent « la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. »
Pourtant, tout régime économique se base sur des relations interpersonnelles lesquelles sont soit de coopération (entre ceux et celles qui opèrent les moyens de production) ou de domination entre ceux qui les possèdent d’une part, et de l’autre, ceux qui les opèrent. Autrement dit, il n’y a pas de bourgeoisie sans prolétariat et, inversement, pas de prolétariat sans bourgeoisie.
« Tous bourgeois », voilà le leitmotiv du postmodernisme.
Qui se retrouve dans un tel appel ? Ce ne sont certainement pas les travailleur-euses. Les moins dupes d’entre eux savent d’expérience qu’une classe parasitaire exploite le fruit de leur travail. Les plus politisés savent que leurs intérêts à court comme à long terme sont irréconciliables avec cette classe minoritaire. Les plus conscients comprennent que par la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, il est impossible de se débarrasser de cette dernière sans dépasser cette opposition entre bourgeois et prolétaires.
Or, pour la dépasser, il faut d’abord renverser la dictature de la bourgeoisie et la remplacer par celle du prolétariat, par sa saisie du pouvoir politique. C’est précisément ce que les partisans des idées postmodernes de tout acabit (settler-colonialism, intersectionnalité et consorts) refusent.
Pourquoi? Pour répondre à cette question, il nous incombe de revenir sur l’histoire même du capitalisme. Lumpenprolétariat, aristocrates déchus, artisans, paysans, entrepreneurs et autres couches non-prolétariennes ont toujours, politiquement cherché à défendre leurs intérêts envers et contre les travailleur-euses.
Cependant, avec les politiques de la « main tendue » des partis communistes et les fronts populaires antifascistes des années 1930, ces couches moyennes se sont ralliées aux communistes, une horreur pour la classe dirigeante qui cherchait à en faire un bassin d’appui pour le fascisme.
Dans les années d’après-guerre, des milliards sont investis dans les pays impérialistes notamment à travers le plan Marshall pour la « reconstruction » de l’Europe (lire l’inféodation de l’Europe occidentale aux États-Unis et aux trusts et monopoles internationaux). Couplés aux luttes ouvrières qui forcent une augmentation des salaires généralisée, ces milliards permettent l’émergence de nouvelles couches moyennes qui, déconnectées de la production, consomment plus qu’elles ne produisent.
Cependant, et c’est là le paradoxe, leur position est tributaire du capitalisme monopoliste d’État. À la fois il en est l’origine, à la fois, par son exploitation des masses populaires au-delà du simple prolétariat voire du salariat, il les ruine. Pour se sortir d’une telle situation potentiellement explosive socialement, il doit conférer à ces nouvelles couches moyennes une idéologie qui lui soit propre afin de l’éloigner du mouvement ouvrier.
Évidemment, par la nature de ce nouveau groupe sociologique, le recours au fascisme n’est pas une option, car plus qu’une autre catégorie, cette nouvelle petite-bourgeoisie partage plus d’intérêts avec le salariat que les « couches moyennes industrieuses ».
Cette idéologie, on la voit à l’oeuvre notamment en Mai 1968 où d’emblée les ouvriers sont vus comme « embourgeoisés » parce qu’ils habitent des pavillons ou possèdent une voiture et seraient, par conséquent, viciés par la société de consommation (dixit ceux qui consomment sans rien produire!)
On cherche alors à inventer toutes sortes de schémas idéologiques afin d’écarter la question de classe comme élément déterminent. On cherche à faire miroiter la possibilité de changer le monde par de simples aménagements sociaux, notamment ouvrir la porte des conseils d’administration aux femmes, personnes de couleur, LGBTQ+, etc.
On en vient à confondre oppressions et exploitation, à oublier que cette dernière transcende toutes les oppressions et non l’inverse et ce, pour les intérêts de ces nouvelles couches moyennes qui cherchent non pas à abolir le patriarcat ni les autres formes d’oppression ou de discrimination, mais plutôt à les instrumentaliser en dernier recours pour s’imposer en tant que nouvelle classe dirigeante comme l’a fait la bourgeoisie dans sa lutte contre l’absolutisme féodal.
Or, contrairement aux révolutions passées, il n’y a plus aucune place pour une minorité agissante. La libération de l’Humanité ne peut plus être l’oeuvre d’intellectuels éclairés comme à l’époque des Lumières, mais de la classe ouvrière elle même et ce, non pas à cause de sa condition socio-économique, mais de par sa position dans la production et sa capacité à s’attaquer directement aux profits capitalistes.
Là où nous communistes cherchons à lutter pour l’unité de la classe ouvrière dans toute sa diversité dans une lutte commune et universelle contre un ennemi de classe commun, les idées postmodernes en vogue au sein de la social-démocratie et de nos universités cherchent, pour leur part, à éloigner les couches moyennes en voie de prolétarisation du monde du travail et à donner l’illusion que les luttes internes au capital suffisent pour opérer un aménagement « radical » dans la société, par opposition à une transformation sociale révolutionnaire.
C’est ce que le philosophe marxiste français Michel Clouscard désigne comme « guerre civile entre pauvres ». Nous y reviendrons.
« Le prolétariat n’est pas une classe fermée. Sans cesse on voit affluer vers lui des éléments d’origine paysanne, petite-bourgeoise, des intellectuels prolétarisés par le développement du capitalisme. En même temps s’opère un processus de décomposition des couches supérieures du prolétariat, principalement parmi les dirigeants syndicaux et les parlementaires que la bourgeoisie entretient avec le surprofit tiré des colonies. «Cette couche d’ouvriers embourgeoisés, dit Lénine, ou d’«aristocratie ouvrière», entièrement petits bourgeois par leur genre de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde, est le principal soutien de la IIe Internationale, et de nos jours le principal soutien social (non militaire) de la bourgeoisie. Car ce sont de véritables agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, des commis ouvriers de la classe des capitalistes…, de véritables propagateurs du réformisme et du chauvinisme.»
Staline, Principes du léninisme
L’aristocratie féodale n’est pas la seule classe qu’ait ruinée la bourgeoisie, elle n’est pas la seule classe dont les conditions d’existence s’étiolent et dépérissent dans la société bourgeoise moderne. Les bourgeois et les petits paysans du moyen âge étaient les précurseurs de la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l’industrie et le commerce sont moins développés, cette classe continue à végéter à côté de la bourgeoisie florissante.
Dans les pays où s’épanouit la civilisation moderne, il s’est formé une nouvelle classe de petits bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse; mais, par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l’heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des employés.
Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste