Le postmodernisme comme idéologie réactionnaire : l’idéalisme retrouvé

Le postmodernisme comme idéologie réactionnaire : l’idéalisme retrouvé


Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté #47 – Août 2022


Quiconque s’intéresse de près ou de loin au marxisme devrait savoir que la philosophie se divise en deux camps : matérialisme et idéalisme. Ceux-ci sont irréconciliables. L’un correspond à la vision scientifique du monde, l’autre à sa vision dogmatique.

De la même façon que l’histoire en général est le produit de la lutte des classes, on peut affirmer que son prolongement épistémologique correspond à la lutte entre l’idéalisme et le matérialisme, entre la science et l’obscurantisme. C’est en effet par l’obscurantisme que la classe dirigeante a pu justifier son hégémonie.

En Occident, à partir des années d’après-guerre et grâce aux conquêtes issues de la victoire des peuples contre le nazi-fascisme, la société se sécularise peu à peu tout en démocratisant l’accès à la science. Au Québec, il faudra attendre les années 1960.

Le dogmatisme religieux ne peut alors plus jouer son rôle au sein des masses efficacement. C’est là qu’interviennent les mouvements du style de mai 68 en France avec leurs idéologues consacrés qui cherchent à s’affranchir du marxisme (on les appellera ironiquement post-marxistes) et, plus singulièrement, du matérialisme dialectique. Leur école de pensée est désignée par euphémisme comme postmoderne alors que le terme consacré devrait être anticommuniste!

Si elle est adoubée par nos universités (financées par les monopoles), c’est bien qu’elle accompagne l’offensive idéologique de la classe dirigeante… 

D’emblée, elle rejette tout matérialisme en sublimant la subjectivité. Au lieu de voir les rapports sociaux comme émanant d’une interaction dialectique basée sur le collectif et sur les rapports de production, ceux-ci se cristallisent dans l’existence et l’expérience individuelle des rapports interpersonnels. Les oppressions et les histoires personnelles se démultiplient au détriment de l’universel et de l’objectivité. 

Contrairement à la religion et bien plus dangereusement, en plus d’être idéaliste, cette idéologie – ce dogme – est individualiste, ce qui constitue en fait une forme exacerbée d’idéalisme.

Il devient alors impossible d’expliquer les interactions humaines et sociales de façon scientifique. Le seul champ d’étude qui nous permette de nous rapprocher d’une vérité est confiné au discours. Ainsi, au lieu d’être déterminés par les rapports de productions inhérents à une période historique donnée, nous serions surtout déterminés par la conception que nous nous faisons de cette relation. Il devient alors plus important de changer notre conception du monde que de changer le monde lui-même. 

En plus d’être individualiste par essence, anhistorique et anti-scientifique, ce discours devient rapidement dogmatique, voire moralisateur, puisque la légitimité ne s’acquiert plus selon la justesse des idées proposées, mais par les identités individuelles de ceux qui les proposent. 

De surcroit, en refusant d’enraciner leurs idées dans la réalité matérielle, les postmodernes refusent la lutte des classes comme moteur de l’histoire. Ils confondent oppression et exploitation et, ce faisant, enterrent la dialectique, soit la théorie de la transformation sociale, donc l’idée même de l’édification du socialisme. 

Ils la remplacent par un discours aux accents radicaux mais qui, au final, ne cherchent qu’un aménagement du capitalisme. En ce sens, il s’agit d’une idéologie réactionnaire qui n’a rien de nouveau. Dès leur époque, Marx et Engels ont dû se confronter à ces attaques au socialisme scientifique. Dans les lignes qui suivent, il suffit de remplacer “jeunes-hégéliens” par “postmodernes” et d’ajouter cette catégorie à la litanie de “réformateurs en chambre de tout acabit” pour remettre le texte au gout du jour. 

Chez les jeunes-hégéliens, les représentations, idées, concepts, en un mot les produits de la conscience, qu’ils ont eux-mêmes promus à l’autonomie, passent pour les chaines réelles des hommes au même titre qu’ils sont proclamés comme étant les liens réels de la société humaine par les vieux-hégéliens. Il va donc de soi que les jeunes-hégéliens doivent lutter uniquement contre ces illusions de la conscience. Comme dans leur imagination, les rapports des hommes, tous leurs faits et gestes, leurs chaines et leurs limites sont des produits de leur conscience, les jeunes-hégéliens, logiques avec eux-mêmes, proposent aux hommes ce postulat moral : troquer leur conscience actuelle contre la conscience humaine, critique ou égoïste, et ce faisant, abolir leurs limites. Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différemment ce qui existe, c’est-à-dire à l’accepter au moyen d’une interprétation différente. En dépit de leurs phrases pompeuses, qui soi-disant « bouleversent le monde » les idéologues de l’école jeune-hégélienne sont les plus grands conservateurs. Les plus jeunes d’entre eux ont trouvé l’expression exacte pour qualifier leur activité, lorsqu’ils affirment qu’ils luttent uniquement contre une « phraséologie ». Ils oublient seulement qu’eux-mêmes n’opposent rien qu’une phraséologie à cette phraséologie qui existe réellement, en se battant uniquement contre la phraséologie de ce monde. Les seuls résultats auxquels put aboutir cette critique philosophique furent quelques éclaircissements en histoire religieuse – et encore d’un point de vue très étroit – sur le christianisme; toutes leurs autres affirmations ne sont que de nouvelles façons d’enjoliver leurs prétentions d’avoir apporté des découvertes d’uen porteé historique grâce à ces éclaircissements insignifiants.

Il n’est venu à l’idée d’aucun de ces philosophes de se demander quel était le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et leur propre milieu matériel.

(Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1845)

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise. Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérence, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme en systèmes complets. […] Ces socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. La bourgeoisie comme de juste, se représente le monde où elle domine comme le meilleur des mondes. Le socialisme bourgeois systématise plus ou moins à fond cette représentation consolante. Lorsqu’il somme le prolétariat de réaliser ses systèmes et d’entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait que l’inventer au fond, à s’en tenir à la société actuelle, mais à se débarrasser de la conception haineuse qu’il s’en fait. Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégouter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n’était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter. Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’État. Le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique […]. Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois – dans l’intérêt de la classe ouvrière.

(Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848)