Le poison de la spontanéité
Le poison de la spontanéité
J. P. Fortin
redaction@journalclarte.ca
Clarté #54 – Novembre 2023

Dans l’idéologie bourgeoise, la révolution est simple tributaire de conditions sociales objectives et ressenties. La révolution arrive quand le peuple a faim. La colère des masses mène au Grand Soir. La révolution est un trope. Il rappelle carpe diem – on saisit la révolution au passage.
C’est donc culturellement cohérent de sacrifier l’organisation, ses règles, la lourdeur des préparations et construire, avant tout, une capacité à saisir l’opportunité. Projeter la révolution comme probable réduit la révolution à une probabilité. Dans ces conditions, qui est révolutionnaire est, avant tout, opportun.
Quand le fear of missing out devient la base d’unité, il n’y a pas de conditions subjectives à la lutte révolutionnaire. Il y a les constructions de Kropotkine et Bakounine (qui ont le même horizon) bien sûr. Mais puisque ces théories s’appuient sur une dialectique créative, qui télescope oppression et classe, on reproduit la culture bourgeoise à l’identique. La Révolution des anarchistes prend inévitablement le sens de retour au point de départ.
Dans Que faire?, Lénine oppose – à cette troisième voie spontanée, ni socialiste ni capitaliste – un matérialisme dialectique acéré :
« dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes. C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise » (Que faire?)
Lénine condamnait avec ardeur la simple spontanéité, la dépendance par rapport à l’occasion immédiate et le morcellement. Au-delà des conditions objectives, la condition subjective primaire au processus révolutionnaire est la construction du parti révolutionnaire. Ce parti révolutionnaire s’appuie sur la théorie révolutionnaire et non sur la cause du moment. Lénine rappelle dans Par où commencer? que cette organisation n’est pas érigée en 24 heures :
« En 24 heures, on peut modifier la tactique de l’agitation sur quelque point spécial, modifier un détail quelconque dans l’activité du Parti. Mais pour changer, je ne dirai pas on 24 heures, mais même en 24 mois, ses conceptions sur l’utilité générale, permanente et absolue d’une organisation de combat et d’une agitation politique dans les masses, il faut être dénué de tout principe directeur. […] « Changer de tactique on 24 heures ! » Mais pour on changer, il faut au préalable en avoir une. Or, sans une organisation solide, rompue à la lutte politique en toutes circonstances et en toutes périodes, il ne saurait même être question de ce plan d’action systématique établi à la lumière de principes fermes, suivi sans défaillance, qui seul mérite le nom de tactique. » (Par où commencer?)
Sur la dépendance sur les conditions objectives pour agir Lénine écrit aussi :
« Il est ridicule d’invoquer la diversité des circonstances, le changement des périodes : la constitution d’une organisation de combat et l’agitation politique sont obligatoires dans n’importe quelles circonstances « ternes, pacifiques », dans n’importe quelle période de « déclin de l’esprit révolutionnaire ». Bien plus, c’est précisément dans ces circonstances et dans ces périodes qu’un pareil effort est nécessaire, car au moment de l’explosion, de la conflagration, il est trop tard pour créer une organisation; elle doit être déjà prête, afin de déployer immédiatement son activité. » (Par où commencer?)
Le Parti doit donc être au centre du processus révolutionnaire sans s’appuyer sur une probabilité révolutionnaire. À la spontanéité, il oppose prévision consciente, théorique.