Point artistique : Toby Gordon et le mouvement du théâtre ouvrier
Point artistique : Toby Gordon et le mouvement du théâtre ouvrier
Normand Raymond – Le poInt artistique
redaction@journalclarte.ca
Clarté #47 – Août 2022
Au début des années 1930, des hommes et des femmes au chômage, de Vancouver à Montréal, se réunissent pour présenter des pièces pro-syndicales telles que Waiting for Lefty de Clifford Odets et des pièces anti-guerres comme Bury the Dead d’Irwin Shaw. À une époque où, au Canada, il est difficile de parler de communisme sans parler de syndicalisation, puisque la direction de nombreux syndicats était communiste, une nouvelle forme d’expression de la lutte du prolétariat contre le capitalisme et contre son « art pour l’art » – crédo favori de la bourgeoisie –, voyait enfin le jour : le théâtre ouvrier.
S’inspirant des expériences théâtrales jacobines de la Révolution française de 1789, le théâtre d’agitprop nait en 1917, en pleine révolution d’Octobre. Pour Lénine, la prise de conscience par la classe prolétarienne de sa situation d’exploitée ne pouvait s’opérer que par l’agitation et la propagande, dans le but d’éduquer les masses laborieuses et de les préparer à la lutte révolutionnaire pour le socialisme. Et celle-ci devait s’effectuer dans tous les domaines, y compris la culture, puisque le combat classe contre classe se fait également sur ce terrain, avec ses propres armes.
Ainsi, ce théâtre politique de type nouveau se présente sous des formes artistiques spécifiques et dynamiques très variées en rupture avec l’esthétique dominante : chœurs parlés, chansons, danse, pantomime, sketches, pièces en un acte parfois improvisées, etc. Sans décors ni effets scéniques sophistiqués, il ne nécessite aucune scène et peut être interprété de plain-pied avec le public, éliminant du coup toute séparation entre la scène et le public pour le rendre plus actif et participatif, et ce, dans n’importe quel espace de jeu, y compris les salles de réunion des syndicats, à l’usine comme dans la rue, dans le cadre d’une manifestation ou sur une ferme, en fait, partout où il est possible de toucher et sensibiliser le peuple.
Par des mises en scène interprétées sur un ton parodique, satirique, grotesque et parfois caricatural, accompagnées de dialogues rimés et fortement rythmés, l’idée dramatique doit se transmettre par l’émotion. Ces interventions théâtrales doivent demeurer en contact dialectique avec les événements sociaux et refléter la volonté, la vie, le mouvement, l’agitation, l’optimisme du prolétariat en lutte. En ce sens, les événements politiques récents, les conditions de travail, la brutalité policière, le besoin de s’organiser, l’agitation des grèves, le plan quinquennal constituent autant d’occasions idéales pour ces agitateurs prolétariens de mettre en scène la réalité sociale de leur époque.
En 1931, les communistes canadiens lancent des organisations qui deviendront actives dans les domaines des arts et de la culture, et qui soutiennent les différentes causes de la classe ouvrière. À cet effet, un groupe d’une trentaine de personnes, composé de jeunes travailleurs et d’étudiants est fondé à Toronto sous le nom de Progressive Arts Club (PAC). Cette organisation d’artistes progressistes, amateurs pour la plupart, se verra ensuite subdivisée principalement en deux sous-groupes : les écrivains et les acteurs. Plus tard, de nouvelles sections seront créées à Montréal, Winnipeg et Vancouver, ainsi que dans de plus petites communautés industrielles de l’Ontario. Le PAC produisait son propre journal, Masses, qui publiait les poèmes, les articles et les nouvelles des membres.
En 1932, se joignant au PAC de Toronto, une jeune femme de la classe ouvrière du nom de Toby Gordon s’y positionnait comme la spécialiste du théâtre, étant la seule à avoir suivi une formation académique dans ce domaine et, par conséquent, la seule à posséder une expérience directement liée aux nouvelles pratiques du théâtre ouvrier et de l’agitprop révolutionnaire. Elle revenait d’un séjour d’études de deux ans à l’école de théâtre progressiste Artef (Workers’ Theatrical Alliance) de New York, qui correspondait également à l’apogée du Workers Laboratory Theatre de John E. Bonn, dont le nom fait écho à la troupe qu’elle fondera peu après pour le PAC à Toronto : le Workers’ Experiemental Theatre.
Eight Men Speak est sans contredit l’un des premiers exemples canadiens de théâtre d’intervention. Montée de façon collective, en l’espace de deux mois seulement, sous la direction d’Oscar Ryan, en collaboration avec Edward Cecil-Smith, Mildred Goldberg et Frank Love, cette pièce dénonce l’emprisonnement de huit dirigeants communistes, dont Tim Buck, le secrétaire général du Parti communiste du Canada, tous arrêtés en vertu de l’article 98 du Code criminel canadien, sous lequel pratiquement n’importe qui pouvait être arrêté sous n’importe quel prétexte. Cette pièce jouera un rôle déterminant dans les événements conduisant à leur libération en 1934. Dès les premières scènes, on y perçoit un mélange délibéré d’activisme politique et d’esthétique avant-gardiste.
Accusée de conspiration par le gouvernement de Bennett, la pièce sera aussitôt censurée et interdite à la suite de sa première présentation intégrale à Toronto, devant un public de 1500 personnes. Cette interdiction déclenchera des réunions publiques de masse en plein air, et des extraits adaptés sous la forme d’agitprop seront joués par la troupe dans diverses salles de la ville, décuplant ainsi la portée du message de la pièce et produisant l’effet contraire espéré, au grand dam des autorités. Il faudra attendre 1982, avant qu’elle ne soit présentée à nouveau par un collectif d’artistes radicaux à Halifax du nom de Popular Projects Society (PPS), qui sera autorisé par Oscar Ryan.
Critiquée sous des titres alarmistes dans la presse bourgeoise, cette pièce n’en demeure pas moins la première œuvre moderniste de la classe ouvrière écrite par des travailleurs canadiens. Établie en six actes, impliquant la répartition des rôles d’environ 40 personnes, elle montre que la classe ouvrière du Canada a commencé à développer son propre art dramatique – un art révolutionnaire – qui se libère des restrictions et de l’influence décadente du théâtre bourgeois. Quoi qu’il en soit, Toby Gordon Ryan aura joué un rôle instrumental dans la mise en scène de cette pièce, en plus d’y prendre part en tant qu’interprète, co-directrice et mentor théâtral. Dans ses mémoires publiées sous le titre Stage Left, elle qualifie cette œuvre à la fois de point culminant pour elle-même, et de point tournant pour le mouvement du théâtre ouvrier au Canada.