Mai ‘68 : 55 ans plus tard, le « rideau de fer » du Boul’Mich tient toujours
Mai ‘68 : 55 ans plus tard, le « rideau de fer » du Boul’Mich tient toujours
Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté #51 – Mai 2023
Le Boul’Mich ne dit sans doute rien aux néophytes de l’excitation estudiantine de mai 1968. C’est, tout simplement, le nom donné par les péroreurs apprentis docteurs (cum libro, n’exagérons rien) en Sorbonne au boulevard Saint-Michel à Paris, artère névralgique de ce qu’eux-même ont prétentieusement auto-identifié comme « révolution ».
Cinquante-cinq ans plus tard, lorsqu’on parle de mai ‘68, les images qui se radinent dans l’imaginaire collectif sont celles des « barricades » levées rue Gay-Lussac, des occupations et des slogans à la verve révolutionnaire. Ce sont également des discours pseudo-romantiques dont s’époumonent une certaine clique d’apprentis Robespierre à la sauce Mao rapidement devenus thermidoriens comme Daniel Cohn-Bendit, Michel Foucault et Gilles Deleuze; ou alors prononcés par des aventuristes autrement plus dangereux dont Krivine et Lambert qui pensent que la lutte des classes commence le jour où ils la découvrent.
Ces images anarchisantes de révolte pour la simple révolte, de spontanéité sont à dissocier de l’autre Mai ‘68, celui qui s’est déroulé au-delà du rideau de fer du Boul’Mich, soit le Mai ‘68 ouvrier par opposition à l’estudiantin.
En effet, le 13 mai 1968, près de 9 millions de grévistes paralysent le pays. Ils ne le font pas en solidarité avec les demandes sociétales des étudiants – ces derniers ont d’ailleurs déjà théorisé le mépris de la classe ouvrière, des syndicats (en particulier de la CGT) et du Parti communiste. Ils le font dans le but d’améliorer les conditions de vie et de travail d’une classe ouvrière victime du pouvoir personnel gaulliste et du capitalisme monopoliste d’État. C’est ainsi que la copule De Gaulle – Pompidou est contrainte, par la force des plus importantes grèves de l’histoire de France, de négocier les accords de Grenelle et de concéder une hausse du salaire minimum de 35% du jour au lendemain ainsi qu’une augmentation généralisée des salaires de 15% en moyenne. Voilà le vrai mai ‘68.
Si aujourd’hui, les références de Mai ‘68 ont plutôt à voir avec l’excitation estudiantine qu’avec les ouvriers en grève, c’est que le mouvement étudiant était au mieux inoffensif pour le patronat, pour ne pas dire qu’il l’accompagnait entièrement. Ce n’est pas un hasard si Edgard Faure (ministre d’État), Grimaud (Préfet de police de Paris) et Pompidou (Premier ministre à l’époque) convainquent De Gaulle de ne pas déloger manu militari les étudiants une fois celui-ci revenu de sa fuite orchestrée auprès du général Massu à Baden-Baden. Leur argument tient en quelques mots : malgré les drapeaux frappés de la faucille et du marteau, malgré les portraits de Mao brandis, cette jeunesse sera l’élite de demain.
En fait, le Mai ‘68 estudiantin représente le 14 juillet des nouvelles couches moyennes qui cherchent à accéder au pouvoir. C’est le début de la contre-révolution libérale-libertaire qui impose une nouvelle opposition gauche – droite qui évacue les questions sociales et les remplace par le sociétal. L’émancipation collective de la classe ouvrière et des masses laborieuses cède la place à la libéralisation des mœurs comme paradigme, soit l’émancipation individuelle. C’est l’époque où le privé devient politique et où le politique se règle dans la sphère privée, soit l’époque où l’individu est directement dépendant du marché capitaliste, phénomène perçu comme « progressiste » par les libéraux-libertaires.
Pour y parvenir, le capital se dote d’une arme relativement neuve : une arme de séduction massive. « Tout est permis », fait-on miroiter au consommateur. Mais on omet d’ajouter que rien n’est possible pour le producteur…
Depuis Mai ‘68, en France comme ailleurs dans les pays impérialistes, les « barricades » érigées sur le Boul’Mich se sont cristallisées en véritables rideaux de fer symboliques. Une dizaine d’années plus tard, néolibéralisme aidant, l’alternance politique gauche – droite se résume à une question de mœurs. Libéraux libertaires et libéraux plus traditionalistes se succèdent sans jamais remettre en question la domination du capital financier. Même la social-démocratie est entrée dans ce jeu et tourne le dos au progressisme. Il ne s’agit plus d’attaquer le patronat, mais de maintenir vive l’alliance entre les nouvelles couches moyennes et la classe dirigeante, particulièrement en temps de crise.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre, aujourd’hui, l’opposition entre la CAQ de François Legault et ce qu’est devenu QS avec Gabriel Nadeau-Dubois et Amir Khadir. Dans les deux cas, il s’agit d’accompagner le pouvoir des monopoles. Il ne reste à qu’à savoir quelle section de la petite-bourgeoisie sera privilégiée : les couches moyennes intellectuelles et urbaines campées dans la gestion du capital ou les couches moyennes industrieuses et productives périurbaines ou rurales?
Certainement, en mai 1968, De Gaulle et Cohn-Bendit n’étaient pas du même côté des barricades. Mais ils étaient du même côté du rideau de fer, contrairement à Krasucki, à la CGT et à Jacques Duclos. Aujourd’hui, en période de crise du néolibéralisme, il nous incombe non pas de fracturer la lutte par la multiplication de barricades, mais plutôt de savoir être fermes et prendre position d’un côté ou de l’autre de ce fameux rideau de fer du Boul’Mich, à savoir si nous sommes du côté du capital ou du travail, des travailleur-euses ou de leurs exploiteurs.