Le politique, c’est l’économique concentré

Le politique, c’est l’économique concentré


Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté #48 – Septembre 2022


Telle était la formule consacrée du Profintern, de l’Internationale syndicale rouge. Autrement dit, les luttes économiques intensifiées deviennent éminemment politiques. Ainsi, refuser de s’attaquer au politique sous prétexte de le séparer hermétiquement de l’économique, sous-traiter le politique aux partis et penser les syndicats comme simples groupes de pression, comme lobbyistes, revient à refuser la dynamisation des luttes immédiates, les empêcher d’aboutir à leur conclusion logique, à savoir des changements politiques fondamentaux, voire la transformation sociale et révolutionnaire. En effet, toute évolution politique en faveur de la classe ouvrière est en fait le fruit de l’action souvent illégale du mouvement syndical.

Les exemples ne manquent pas tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier au Québec et au Canada. C’est la grève de 1945 dans les usines Ford de Windsor qui a pavé la voie à l’application de la formule Rand. C’est celle de 1949 à Asbestos qui crée la première brèche dans le pouvoir personnel de Maurice Duplessis. Ce sont également les conflits ouvriers précédents, dont celui de Murdochville qui ont forcé le gouvernement Lesage à reconnaitre en 1964 le premier Code du travail et imposé de force l’inclusion du droit de grève dans la fonction publique. Cette culture de lutte ouvrière force ensuite le gouvernement péquiste à adopter la loi anti-briseurs de grève et institutionnaliser la formuler Rand dans le code du Travail québécois en 1977.

Plus fondamentalement, les luttes ouvrières des années 1950-1960 forcent le mouvement syndical à prendre position politiquement. La FTQ, qui appuie le NPD au fédéral, se demande rapidement : « quel parti appuyer au provincial? » Grâce à l’action du Comité de coordination des mouvements de gauche, auquel prennent part notamment le Parti communiste et le Parti socialiste du Québec ainsi que d’autres formations au caractère anti-monopoliste trempé, la FTQ décide, en 1967, d’adopter une résolution appelant une conférence des groupes de gauche pour établir un programme politique commun. Elle sème ainsi les graines d’un parti ouvrier indépendant des partis bourgeois. Le reste du mouvement ouvrier et syndical ne peut rester indifférent et emboite plus ou moins le pas.

Cette unité et cette conscience politique permet l’épisode sans doute le plus glorieux du mouvement ouvrier québécois récent, le Front commun des employé-es de la fonction publique contre le gouvernement libéral de Bourassa en 1972. S’il peut sembler évident aujourd’hui de s’attaquer au Parti libéral, il reste qu’il y a 50 ans, adopter une telle position relevait du courage.

Malgré une démonstration de force incroyable, notamment à Sept-Iles où les travailleur-euses ont pris la ville d’assaut comme s’il s’agissait d’un camp retranché, le Front commun a manqué d’un ingrédient fondamental, à savoir la clarté politique. Quel parti soutenir ? Faut-il créer un parti ouvrier indépendant des autres ? Faut-il négocier avec le gouvernement ?

Cette absence de clarté politique rappelle que s’opposer au gouvernement en place ne suffit pas pour le mouvement syndical et que celui-ci a pour responsabilité devant la classe ouvrière et les masses populaires de prendre position politiquement. S’il ne prend pas les devants, la classe dirigeante le fera. C’est ainsi que 5 membres du Conseil exécutif de la CSN mènent une scission favorable aux Libéraux de Bourassa en 1972 et fondent le SFPQ et la CSD. Pourtant, avant cet épisode, le contexte était favorable non pas à la division, objectivement favorable au patronat, mais plutôt à l’unité.

Devant cette absence de perspective politique à long terme, le Parti québécois, dont le rôle aux périodes initiales du Front commun étaient plus qu’ambigües, réussit à instrumentaliser la colère des masses laborieuses et à les détourner de l’idée même d’un parti ouvrier. Il cherche, à travers le projet d’indépendance du Québec, à gagner leur soutien. C’est ainsi que, d’abord avec le syndicat des Métallos, puis toute la FTQ et éventuellement une grande partie du mouvement syndical appellent à voter pour le PQ dès 1976. Certes à ses débuts, ce parti nationaliste se doit de livrer marchandise à la fois pour se donner bonne figure, mais surtout pour s’assurer de l’appui des syndicats pour le Référendum de 1980. C’est ainsi que certains conquis sociaux sont inscrits dans la réforme du Code du travail de 1977.

Or, le Référendum perdu, puis le climat de crise des années 1980-1990, permettent au PQ d’emboiter le pas de la rigueur austéritaire, du néolibéralisme et du libre-échange. En l’absence d’un parti ouvrier, les directions syndicales accompagnent ce virage dans l’espoir de mieux « négocier » avec l’État et le patronat. Désindustrialisation, chômage, baisse de salaires, conditions de travail et retraites sont la contrepartie à payer pour les maigres avancées de 1977.

Avec l’arrivée de Lucien Bouchard au pouvoir et son projet de « déficit zéro », la tradition d’appui politique au PQ paralyse le mouvement syndical qui accompagne in fine ce projet de casse des services publics (3 milliards de dollars de coupes en deux ans dans les secteurs de l’éducation et de la santé et purge de 10% de l’effectif dans ce dernier). Sa docilité sera récompensée par la création d’un réseau de garderies publiques à 5$ par jour, puis à l’application de la Loi sur l’équité salariale dans la fonction publique – pour peu qu’il en reste une après le carnage…

C’est dans ce contexte que les éléments les plus progressistes et clairvoyants du mouvement syndical s’opposent à la ligne collaborationniste de Godbout (FTQ) et Larose (CSN) et se dissocient du parti-pris en faveur du PQ. Michel Chartrand se présente contre Bouchard à Jonquière et oppose au « déficit zéro » la « pauvreté zéro ». En 2002, cet élan se traduit par la fondation de l’Union des forces progressistes qui cherche à devenir un parti fédéré des masses laborieuses. Pourtant, cette tentative d’union politique des forces de gauche – y compris les forces démocratiques et syndicales – échoue alors que l’UFP se dissout dans Québec Solidaire qui lui-même s’édulcore en intégrant Option nationale. Le caractère de masse du Parti se dissout ainsi dans une solution dominée par l’élément parlementariste d’une social-démocratie avide de pouvoir qui, pourtant, n’a plus rien à offrir aux travailleur-euses et aux masses populaires.

Aujourd’hui, le capital force une recomposition politique à sa main. Il fait de la CAQ son véhicule de choix, de QS son opposition légitimiste et du Parti conservateur – qu’il fait monter en épingle – une opposition faussement anti-système et extraparlementaire. Cette situation est explosive autant économiquement que socialement.

Devant un patronat qui s’est forgé un véhicule politique à son image, le mouvement syndical certes résiste. Les conflits de travail (grèves et lock-outs) augmentent autant en nombre qu’en intensité. Cependant, cette résistance est confinée aux revendications immédiates. Politiquement, la grande campagne de l’été de la FTQ tournait autour de la défense du français comme langue de travail, sans se soucier du fait que ce faisant, elle joue dans les plate-bandes de la CAQ et de son nationalisme de soutanes. Quant à la CSN, sa campagne appelant à voter « du bon bord » porte un message des plus ambigüs devant la CAQ tout en sous-traitant l’opposition à ce parti du patronat aux autres franges de la bourgeoisie. De plus, les débats autour de la Loi 96 au sein de la FNEEQ et la possibilité d’adoption de la Loi 101 au CEGEP par cette fédération confère, objectivement, une légitimité syndicale à Legault et à ses plans politiques antipopulaires.

Pourtant, les forces vives existent pour faire du mouvement syndical non seulement un acteur économique, mais également un acteur politique. Le Front commun de 1972 en fait état tout comme l’illustre la grève étudiante de 2012 où l’unité ouvrière et étudiante a forcé le départ anticipé du gouvernement libéral.

Dans un contexte de conflits de travail accrus avec pour trame de fond la réélection pratiquement certaine de la CAQ et de François Legault, il s’agit maintenant de renforcer le « deuxième front » et d’engager le mouvement syndical dans la voie de l’action politique indépendante de masse. Car au final, et l’histoire le prouve, « pas de politique dans le syndicat » pave la voie à la politique patronale dans les syndicats.