Jacques Roumain : « La couleur n’est rien, la classe est tout »
Jacques Roumain : « La couleur n’est rien, la classe est tout »
Normand Raymond – Le poing artistique
redaction@journalclarte.ca
Clarté #55 – Février 2023
Romancier, poète, journaliste, ethnologue, enseignant, diplomate et militant communiste, Jacques Roumain est considéré comme l’une des figures emblématiques de la littérature haïtienne du XXe siècle. Tant sur le plan scientifique, artistique que politique, il a été révolutionnaire dans le contexte de son époque, dédiant sa vie, aussi brève qu’intense, à son idéal et à son peuple.
Jacques Roumain voit le jour le 4 juin 1907 à Port-au-Prince, au sein d’une famille aisée et politiquement active de l’aristocratie mulâtre. À 16 ans, il est envoyé en Europe pour terminer ses études classiques à Berne. Il poursuit ensuite des études à l’École polytechnique de Zurich et en agronomie à Madrid, puis voyage en France, en Allemagne et en Angleterre, avant de rentrer en Haïti en 1927.
Militantisme et engagement social
Traqué, tabassé, torturé, emprisonné à plusieurs reprises pour délit de presse et souvent contraint à l’exil, Jacques Roumain, ancien champion de boxe à l’École polytechnique de Zurich, reprenait à chaque fois son combat sur l’arène politique, avec une telle détermination qui faisait frémir ses bourreaux eux-mêmes. Se présentant à la fois comme le cerveau et le poing de tous les combats de la nation, il participait à l’action directe des masses et on le voyait à la tête de toutes les manifestations.
Malgré ses origines bourgeoises, il va s’insurger contre le milieu social dont il est issu, en condamnant toutes les inégalités sociales. Ainsi choisit-il de faire sienne la cause des masses laborieuses, tout en prenant partie pour le peuple et en combattant auprès des travailleurs exploités. Ayant grandi sous l’Occupation militaire d’Haïti par les États-Unis de 1915 à 1934, il transformera sa lutte pour les opprimés de son pays en une lutte internationale. En 1929, il dirige le Comité de grève des étudiants de l’école d’agriculture de Damien, qui s’étend aux autres instituts et se transforme en protestation contre l’Occupation et sa créature, la dictature de Borno, qui en sonnera le glas, ce qui lui vaudra la prison pour la première fois.
Émergence du marxisme haïtien
Le marxisme se fait haïtien à partir des années 1930, au moment où Roumain pose les bases théoriques nécessaires à son développement conceptuel, en s’appuyant bien entendu sur les travaux de Marx, Engels et Lénine, mais en fonction de la conjoncture et de l’histoire singulière d’Haïti. Il faut cependant prendre en compte cette dernière dimension, tout en la situant dans le contexte du marxisme en Amérique latine. Aussi, puisque Roumain connaissait l’allemand, on est à même de supposer qu’il aurait lu directement les textes de Karl Marx dans sa langue originale.
En juin 1934, il publie l’Analyse schématique 32-34 qui constitue le premier manifeste de tradition marxiste en Haïti et marque la fondation officielle du premier Parti communiste haïtien. Roumain en sera alors nommé secrétaire général et siègera à son comité central. Le mot d’ordre pour convoquer les masses sous sa bannière est : « La couleur n’est rien, la classe est tout », tout en précisant qu’« Un bourgeois noir ne vaut pas mieux qu’un bourgeois mulâtre ou blanc ». Malheureusement, le 19 novembre 1936, ce parti qui avait pour tâche de participer à l’organisation et à la conscientisation du prolétariat se verra interdit par le président Sténio Vincent.
L’œuvre littéraire de Roumain
En 1930, parait son premier recueil de nouvelles La proie et l’ombre, suivi en 1931 des romans La montagne ensorcelée et Les fantoches. Associée au mouvement indigéniste haïtien, l’universalité de l’œuvre complète de Roumain porte en elle tous les combats et toutes les causes de son peuple. Les multiples thématiques qui enrichissent le corpus de ce marxisme sont profondément ancrées dans le nationalisme haïtien et nous laissent une œuvre imposante d’une grande qualité littéraire, comprenant quatre recueils de poésie, huit poèmes inédits, treize œuvres de fiction parmi lesquelles des nouvelles et des romans, quatre contes inédits, cinq essais scientifiques et d’innombrables lettres et articles de journaux.
Paru à titre posthume en décembre 1944, quatre mois après sa mort, son dernier roman Gouverneurs de la rosée dépasse les frontières nationales pour se constituer en patrimoine de l’humanité révolutionnaire. Non seulement par l’importance du sujet, mais aussi par la beauté de sa langue, ce livre est digne d’un chef d’œuvre. Manuel, gouverneur de la rosée, qui en est le personnage principal, applique ses idées révolutionnaires en vue de transformer la réalité de tout son village, en proie à la sécheresse. Il meurt assassiné sous le couteau d’un frère de classe. Ce roman, qui constitue aussi l’une des premières tentatives caribéennes à saisir les enjeux écologiques, pourrait très bien être le texte le plus communiste de Roumain. Puisque la source d’eau ayant servi de fond au roman n’est rien d’autre que le socialisme.
Roumain concevait le roman comme une espèce de grand poème populaire aux contours classiques et aux personnages presque symboliques. Nous retrouvons chez lui une sorte de réalisme symbolique qui dénonce de façon éloquente l’injustice et exprime son engagement indéfectible aux côtés du peuple haïtien. La pensée politique qui émerge de son œuvre inspirera des générations d’autres écrivains et artistes engagés dans la lutte pour la justice sociale, les incitant à utiliser leur art comme moyen de résistance et d’expression contre l’oppression.