Lénine et les élections européennes
Lénine et les élections européennes
Adrien Welsh
Clarté – Juillet 2024
Les dernières élections européennes en ont laissé plus d’un pantois. Les forces progressistes ont été pratiquement laminées (exception faite de la Grèce où le KKE a pratiquement doublé son score sans pour autant réussir à faire élire un troisième eurodéputé) tandis que celles d’extrême-droite, quoique plus divisées que lors de la dernière « législature », ont gagné en influence.
Il n’en demeure pas moins que la composition du « Parlement » à Strasbourg demeure pratiquement inchangée : les deux groupes historiques qui se partagent le pouvoir au sein de cette institution du capitalisme monopoliste européen coalisé, à savoir les sociaux-démocrates et le Parti populaire européen (conservateurs) maintiennent leur mainmise avec grand aise. Ainsi, la montée des forces populistes d’extrême-droite doit être comprise dans une logique de repoussoir plutôt que de nécessité pour permettre à la classe dirigeante européenne d’imposer sa feuille de route.
Il convient d’ajouter à ceci que s’il existait, le Parti qui trônerait en tête de Brest à la Pologne, de Rotterdam à l’Algarve, demeure le Parti abstentionniste. En France, en Espagne, en Italie et ailleurs, nombreux sont les pays où le taux de participation n’a pas dépassé les 50%! Autant pour la « légitimité démocratique » de ces élections…
Mais comment pourrait-il en être autrement? Depuis sa création en tant que « marché commun » du charbon et de l’acier – à la demande des États-Unis et du plan Marshall pour contrecarrer les succès du Comecon – l’Union européenne n’est qu’un instrument de mise en compétition des travailleurs européens. Son expansion vers l’Est à la suite des années 1990 et la création de la monnaie unique en ont été l’une des pierres angulaires et garanties.
Le Parlement de Strasbourg et la Commission de Bruxelles ne sont que des simulacres de démocratie supra-nationale servant à la fois de justificatif et d’instrument pour casser les services publics et brader les entreprises nationalisées. « Vous devez privatiser » disent les directives qui n’ont valeur de loi que si elles sont appliquées par les parlements nationaux. « Il faut privatiser, l’Europe nous le demande », disent les parlement nationaux! Pourtant, ces derniers peuvent souverainement s’opposer aux directives de Bruxelles qui n’ont effectivement aucune valeur en elles-mêmes.
De façon plus dramatique, ce racolage démocratique percole jusque dans le mouvement syndical. La fondation de la Confédération européenne des Syndicats (affidée de l’internationale jaune, soit la CSI) a pour but d’accompagner les politiques pro-monopolistes promues à Strasbourg et à Bruxelles… Même certains partis progressistes sont ainsi neutralisés à travers l’influence du Parti de la gauche européenne (PGE) dont le but n’est autre que d’anesthésier les luttes et promouvoir l’intégration européenne – lire ici l’intégration entre le prolétariat et la bourgeoisie européens.
L’UE n’a jamais été autre qu’un gage envers l’OTAN. Dès 1953, les pressions de l’État-major états-uniens s’intensifiaient pour que soit créée une initiative européenne de défense, soit un commandement intégré de l’armée états-unienne pour l’Europe avant le temps… Heureusement, les communistes se mobilisent (et sont largement réprimés), donc le projet est avorté en 1954!
Pourtant, la classe dirigeante européenne cherchera à plusieurs reprises de faire renaitre ce vieux rêve. La guerre impérialiste contre la Yougoslavie lui donnera presque raison…
Aujourd’hui, ce qui n’a pas été possible il y a 20 ans devient pratiquement réalité. À la veille des élections européennes, différents responsables ont réitéré le rôle de l’UE en tant que complément aux États-Unis. Cette dernière s’occupe principalement du cas russe tandis que la zone Indo-Pacifique reste dans les prérogatives de l’Oncle Sam – non pas sans empiétement ni contradictions ponctuelles compte-tenu notamment des possessions française dans celle-ci ainsi que dans la zone caribéenne.
C’est dans ce contexte qu’est reconduite Ursula Van der Leyen à la Présidence du groupe des 27 le 18 juillet. Son discours est des plus bellicistes et anti-populaires. Elle s’engage à investir massivement dans l’industrie de guerre qui devrait s’articuler autour d’un marché unique de la défense. Elle réitère l’appui à Israël tandis qu’elle conçoit l’OTAN comme le principal pilier défensif à travers le monde. Sous prétexte de défense de l’environnement, elle prône une « compétitivité verte », sans doute une nouvelle formule pour instiguer une compétition entre les peuples européens. Elle prône la révision de la Politique agricole commune afin de la rendre encore plus prédatrice tandis qu’elle propose la dérégulation des marchés de l’énergie et de privatiser la santé et l’éducation (après les transports, communications, postes, etc.)
Elle offre même des gages à l’extrême-droite en promettant de tripler le nombre de « gardes-frontière » européens et d’augmenter les ressources allouées à l’agence Frontex (empêtrée dans divers scandales) censée contrôler l’afflux de migrants en Europe.
Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait été réélue avec une confortable majorité absolue de 401 voies, incluant les groupes sociaux-démocrates, libéraux, conservateurs (dont elle est issue) et de certaines sections de l’extrême-droite.
Il y a 109 ans, Lénine rappelait à quel point le mot d’ordre des « États-Unis d’Europe » n’est qu’une supercherie. Plus que jamais, aujourd’hui, l’Histoire lui donne raison. Depuis sa création, voire même avant, l’Union européenne représente un déni de démocratie, une entreprise belliciste à la solde de l’OTAN, un mécanisme antisyndical, anti-populaire et anticommuniste. Aujourd’hui, elle n’est rien de plus qu’un accord de libre-échange qui se paie le luxe d’une démocratie de façade.
Ni réformable ni amendable, l’Union européenne du capital doit être démantelée. Les pays membres doivent s’en retirer. Cependant, cette lutte ne doit pas s’articuler en parallèle des autres luttes sociales, économiques et politiques populaires, mais bien de façon dialectique. C’est pourquoi il doit être question de rupture avec l’UE du Capital par ces luttes plutôt que d’ériger la sortie de l’UE une condition préalable à celles-ci.
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Au point de vue des conditions économiques de l’impérialisme, c’est-à-dire des exportations de capitaux et du partage du monde par les puissances coloniales «avancées» et «civilisées», les États-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires.
(…)
Les États-Unis d’Europe, en régime capitaliste, seraient comme une entente pour le partage des colonies. Or en régime capitaliste le partage ne peut avoir d’autre base, d’autre principe que la force. Le milliardaire ne peut partager le «revenu national» du pays capitaliste avec qui que ce soit, autrement que «en proportion du capital» (avec encore cette addition que le plus gros capital recevra plus qu’il ne lui revient). Le capitalisme c’est la propriété privée des moyens de production et l’anarchie dans la production. Prêcher le partage «équitable» du revenu sur cette base, c’est du proudhonisme, du béotisme de petit bourgeois et de philistin. On ne peut partager autrement que «selon la force». Or la force change avec le progrès économique. Après 1871 l’Allemagne s’est renforcée trois ou quatre fois plus vite que l’Angleterre et la France. Le Japon, dix fois plus vite que la Russie. Pour vérifier la force réelle de l’État capitaliste, il n’y a et il ne peut y avoir d’autre moyen que la guerre. La guerre n’est pas en contradiction avec les principes de la propriété privée ; elle en est le développement direct et inévitable. En régime capitaliste, le développement égal des différentes économies et des différents États est impossible. Les seuls moyens possibles de rétablir de temps en temps l’équilibre compromis, ce sont en régime capitaliste les crises dans l’industrie, les guerres en politique.
Certes, des ententes provisoires sont possibles entre capitalistes et entre puissances. En ce sens, les États-Unis d’Europe sont également possibles, comme une entente de capitalistes européens … dans quel but ? Dans le seul but d’étouffer en commun le socialisme en Europe, de protéger en commun les colonies accaparées contre le Japon et l’Amérique, extrêmement lésés dans l’actuel partage des colonies, et qui se sont renforcés au cours de ces cinquante dernières années infiniment plus vite que l’Europe monarchique, arriérée, laquelle déjà pourrit de vieillesse. Comparée aux États-Unis d’Amérique, l’Europe dans son ensemble signifie stagnation économique. Sur la base économique d’aujourd’hui, c’est-à-dire en régime capitaliste, les États-Unis d’Europe signifieraient organisation de la réaction en vue de contenir le développement plus rapide de l’Amérique. Les temps sont révolus où l’œuvre de la démocratie et celle du socialisme étaient liées uniquement à l’Europe.
Les États-Unis du monde (et non de l’Europe) sont cette forme d’État – forme d’union et de liberté des nations, – que nous rattachons au socialisme, – en attendant que la victoire totale du communisme amène la disparition définitive de tout État, y compris l’État démocratique. Toutefois, comme mot d’ordre indépendant, celui des États-Unis du monde ne serait guère juste, d’abord parce qu’il se confond avec le socialisme ; en second lieu, parce qu’il pourrait donner lieu à une fausse interprétation de l’impossibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays et de l’attitude de ce pays envers les autres.
L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d’exploiteurs et leurs États. La forme politique de la société dans laquelle le prolétariat est victorieux, en renversant la bourgeoisie, sera la République démocratique, qui centralise de plus en plus les forces du prolétariat d’une nation ou de nations dans la lutte contre les États qui ne sont pas encore passés au socialisme. La suppression des classes est impossible sans la dictature de la classe opprimée, du prolétariat. La libre union des nations dans le socialisme est impossible sans une lutte opiniâtre, plus ou moins longue, des Républiques socialistes contre les États arriérés.
C’est pour cette raison et à la suite de nombreuses discussions sur ce point, pendant et après la Conférence des sections du P.O.S.D.R. à l’étranger, que la rédaction de l’organe central en a conclu à la fausseté du mot d’ordre des États-Unis d’Europe.
Lénine (1915)