Bilan politique du Front commun intersyndical 50 ans plus tard
Bilan politique du Front commun intersyndical 50 ans plus tard
Adrien Welsh
redaction@journalclarte.ca
Clarté #49 – Janvier 2023
Il y a 50 ans, l’une des plus importantes manifestations ouvrières d’après-guerre du Canada faisait rage au Québec : le Front commun intersyndical. Pendant 11 jours, les salarié-es du secteur public des trois principales centrales syndicales québécoises (CSN, FTQ et CEQ – aujourd’hui la CSQ) se mettaient en grève et bravaient la Loi 19 qui leur intimait de retourner au travail. Les trois chefs syndicaux, Marcel Pépin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ), poussés par la détermination des syndiqué-es refusent d’ordonner à leurs membres de retourner au travail, ce pour quoi ils sont emprisonnés.
Encore aujourd’hui, ce conflit représente un jalon important des luttes ouvrières et syndicales du Québec. Il continue d’inspirer tous ceux et celles qui luttent pour la transformation sociale du Québec. À plusieurs égards, cette date représente le ferment de l’unité et de la combattivité de la classe ouvrière et des masses populaires ainsi que leur capacité et leur propension à diriger les différentes luttes sociales et populaires en plus de consacrer l’importance des salarié-es du secteur public et parapublic dans celles-ci.
En effet, plus qu’une simple grève, le caractère éminemment politique de ce combat historique soulève des questions pertinentes encore aujourd’hui en plus de constituer un paradigme toujours actuel pour les luttes ouvrières, démocratiques et populaires.
1. Le contexte historique : les années 1960, la Révolution tranquille avortée et le mouvement syndical
En 1960, le Québec accuse un retard socio-économique important par rapport au reste du Canada. La cause principale en sont les institutions héritées du régime de l’Union nationale. Sa base économique se concentre à la fois sur une caste de propriétaires terriens déclassés par le développement du capitalisme monopoliste (l’Église catholique en fait d’ailleurs partie) et sur des entreprises étrangères (en particulier états-uniennes) à qui toutes les garanties sont promises pour permettre l’exploitation des ressources naturelles du Québec (bois, minerais, etc.)
Le Québec sous Duplessis est donc hautement sous-développé, plutôt rural et dominé par un régime réactionnaire qui se maintient en place grâce au nationalisme bourgeois étroit, au cléricalisme et ce, au grand bonheur des grands monopoles états-uniens qui profitent de ce bassin de main d’oeuvre non-qualifiée et de l’abondance des ressources naturelles pour s’imposer en véritables « maitres » du Québec.
Cependant, avec l’urbanisation croissante, une catégorie nouvelle apparait au sein de la classe dirigeante : une bourgeoisie plutôt industrielle, urbaine et qui aspire à devenir monopoliste. Pour elle, le régime de l’Union nationale est une entrave à la modernisation du Québec nécessaire pour garantir ses propres intérêts.
En parallèle, à partir des années 1950, les masses populaires (ouvriers, étudiant-es, intellectuels de la petite-bourgeoisie, etc.) protestent contre cet état de fait et réclament notamment la laïcisation des institutions, pour des droits syndicaux, services publics, etc.
Cependant, le mouvement syndical, expression organisée de la classe ouvrière, avait été grandement affaibli par des décennies de règne incontesté de l’Union nationale de Maurice Duplessis. Ainsi, la lutte pour la démocratisation et la modernisation du Québec a été prise en main principalement par la petite-bourgeoisie canadienne-française.
Par conséquent, à la mort de Duplessis, c’est le Parti libéral de Jean Lesage qui prend les rennes de cette transformation qu’il désigne comme « Révolution tranquille ». S’il est vrai que de nombreuses avancées sont consacrées à cette période – y compris la satisfaction de plusieurs demandes de la classe ouvrière et des masses populaires – dont la démocratisation de l’éducation, la nationalisation de l’hydroélectricité et de certains secteurs économiques stratégiques, il reste que le but du gouvernement Lesage est de permettre à la petite-bourgeoisie québécoise d’utiliser l’appareil d’État québécois pour intégrer de plain-pied le capital monopoliste.
Au cours des années 1960, ces avancées permettent d’améliorer le sort des travailleur-euses, de la jeunesse et des masses populaires du Québec. Sur le plan syndical, ce sont des années d’intensification des luttes. Grèves, manifestations se succèdent et toutes sont marquées par une combattivité croissante des travailleur-euses.
Cependant, le mouvement syndical présente une faiblesse manifeste : son manque d’unité flagrant. Les deux principales centrales (la CSN et la FTQ) se maraudent constamment. De plus, une confusion persiste au sujet de la stratégie que le mouvement syndical doit adopter sur le plan politique.
D’un côté, la FTQ appuie le NPD au fédéral, mais est incapable de trancher à savoir si elle l’appuie au Québec ou si elle tente de former un parti fédéré des masses laborieuses. Par ailleurs, le fait que certains syndicats corporatistes continuent d’entretenir des liens avec l’Union nationale représente un important obstacle vers une résolution ouvrière et progressiste de ce débat. De l’autre, la CSN de Jean Marchand (futur ministre du cabinet libéral de Pierre E. Trudeau) refuse catégoriquement la formation d’un parti ouvrier, considérée comme injustifiable moralement.
Pendant cette période de luttes intenses, le Parti communiste du Québec mobilise activement pour gagner l’appui des syndicats et des groupes progressistes (notamment le Parti socialiste du Québec, aile québécoise du NPD) pour la formation d’un Parti fédéré des travailleur-euses dont l’élément distinctif serait son caractère de classe.
Avec la « Révolution tranquille », une nouvelle forme de nationalisme voit le jour : un nationalisme certes petit-bourgeois, mais présentant un haut potentiel anti-monopoliste. Une myriade de groupes de gauche se forment et le Parti communiste travaille vers un rapprochement vers ceux-ci. C’est dans cette optique qu’il prend part à la mise sur pied du Comité de coordination des mouvements de gauche. Ce comité cherche à influencer les syndicats, mais aussi les différents mouvements démocratiques et populaires afin de se joindre au projet de Parti fédéré des travailleur-euses lequel adopterait un programme commun de revendications immédiates et de défense des intérêts et des droits nationaux des masses laborieuses du Québec.
En 1966, ce Comité organise la première réunion de masse d’après-guerre du Premier mai au Canada à Montréal. La CSN, la FTQ, le Parti communiste, le Parti socialiste et plusieurs autres groupes de gauche y prennent part. Un an plus tard, le Congrès de la FTQ adopte une résolution appelant une conférence des groupes de gauche pour établir un programme politique commun représente une avancée importante.
Cependant, de façon concomitante, les nationalistes petits-bourgeois sont expulsés de l’Union nationale et du Parti libéral et se retrouvent pour former le Mouvement souveraineté-association dirigé par l’ex-ministre libéral René Lévesque. Dès ses débuts, il attire une section des directions syndicales qui y voient une brèche à saisir pour faire avancer les intérêts des travailleur-euses, notamment dans l’opposition aux deux partis du capital monopoliste : l’Union nationale et le Parti libéral lesquels ont trahi les aspirations ouvrières. Le but du MSA, ancêtre du Parti québécois, était d’unifier les courants petits-bourgeois nationalistes. Or, pour mener à terme leur projet, ses cadres sont conscients qu’ils ne peuvent faire l’économie de gagner le mouvement syndical à leur cause. C’est ainsi qu’au tournant des années 1970, le débat autour de la question nationale gagne le mouvement syndical et deux grandes tendances s’opposent : l’une prône l’unité de la classe ouvrière et la nécessité de former un parti fédéré et indépendant tandis que l’autre appelle plutôt à l’unité avec la petite bourgeoisie nationaliste autour de la question nationale précisément.
2. La question nationale
Pour comprendre le Front commun de 1972, il est impossible de passer outre un facteur décisif dans sa création : la question nationale.
En effet, avant la réforme de l’État pour le mettre à la main des monopoles et assurer une plus grande participation canadienne-française au capital monopoliste, c’est au Québec qu’on retrouvait les pires taux de mortalité infantile de l’ensemble de l’Empire britannique. D’ailleurs, malgré les réformes des années 1960, en 1970, les salaires étaient plus bas de 34% au Québec par rapport au reste du pays et, cette même année, les privé-es d’emploi du Québec comptaient pour 40% de l’ensemble des chômeur-euses du Canada.
S’il est vrai que les deux partis des monopoles, le Parti libéral et l’Union nationale ont su fournir aux capitalistes canadiens-français les outils nécessaires pour leur assurer une plus grande part dans le partage des capitaux, cette manœuvre s’est opérée non pas à l’encontre, mais en complémentarité avec le capital monopoliste anglo-américain. Que les fonds nécessaires à la nationalisation de l’hydroélectricité aient été débloqués à New-York en est un exemple édifiant.
Or, à la fin des années 1960, les pressions pour de nouvelles réformes et avancées sociales et démocratiques se heurtent aux intérêts de ces éléments monopolistes de la bourgeoisie québécoise alliés aux monopoles anglo-américains. Pour le Parti libéral et l’Union nationale, la « Révolution tranquille » est terminée tandis que les travailleur-euses et la petite-bourgeoisie cherchent à l’approfondir.
Si, à cause du relatif affaiblissement du mouvement syndical, la classe ouvrière confond ses intérêts de classe et ses intérêts nationaux, à l’inverse, la petite-bourgeoisie elle, est pleinement consciente de ses intérêts. Elle cherche elle aussi à profiter des leviers de l’État québécois modernisé pour se hisser dans les rangs de la grande bourgeoisie monopoliste – voire impérialiste.
C’est ainsi qu’elle induit les masses laborieuses en erreur en assimilant la lutte pour l’égalité nationale entre le Québec et le reste du Canada à une lutte de libération nationale dans le but de camoufler ses intérêts et gagner la classe ouvrière à sa cause. C’est également la petite-bourgeoisie nationaliste qui réussit à se hisser à la tête du mouvement national au Québec, non sans contradictions d’ailleurs.
D’un côté, les petits-bourgeois des centres urbains donnent dans le gauchisme et s’associent au Parti québécois qui tente de se camoufler en parti social-démocrate. De l’autre, les couches moyennes issues de la paysannerie déchue devenues petits commerçants, artisans, entrepreneurs, etc. des villes de province s’associent au Crédit social de Réal Cayouette, beaucoup plus traditionaliste et aux accents populistes réactionnaires. Éventuellement, le Parti québécois devient le parti incontesté de la lutte pour la souveraineté et englobe les deux tendances du nationalisme petit-bourgeois : celle de gauche comme celle de droite. Un certain parallèle avec la CAQ de François Legault est à établir…
Dans ce contexte, le Parti communiste reconnait l’importance de la lutte pour l’égalité nationale et la souveraineté, mais prône une solution réellement démocratique au problème, une solution qui permette à la classe ouvrière de diriger cette lutte et de régler la question nationale dans ses propres intérêts. Cette solution implique une nouvelle constitution pour l’ensemble du Canada qui entérinerait un partenariat égal et volontaire entre les deux nations, mais aussi l’établissement d’une constitution pour le Québec qui lui permettrait de devenir un État associé au sein d’une confédération canadienne. Une telle proposition garantirait à la fois le droit à l’autodétermination jusqu’à et y compris à la séparation du Québec et la primauté de l’unité de la classe ouvrière au-delà de la question nationale.
Or, dans la décennie des années 1960, les contradictions entre la petite-bourgeoisie nationaliste et les monopoles anglo-américains s’accentue. Leur expression mène à l’exacerbation entre les deux « grandes nations » qui peuplent le Canada et donne naissance à des groupuscules radicaux prônant la séparation y compris par des moyens violents. Le plus connu d’entre eux est le FLQ qui, en 1970, déclenche la Crise d’Octobre et la répression fédérale, provinciale voire municipale (notamment avec l’administration Drapeau) qui s’en suit.
La proposition d’un partenariat égal et volontaire semble donc compromise et la séparation apparait comme seule solution possible à la question nationale, mais la riposte de la classe ouvrière et du mouvement syndical remet en cause cette perspective.
3. Les débuts et la fin du Front commun : de la résistance de la classe ouvrière contre Trudeau et Bourassa à l’unité avec le Parti québécois
C’est précisément dans ce terreau composé d’exploitation et d’oppression nationale que le front commun, qui culminera en 1972, prend racine.
Il faut d’abord comprendre que le paroxysme qu’il atteint en 1972 est en fait le fruit de mobilisations et de manifestations de combattivité et d’unité de la classe ouvrière commencées dès 1970. En ce sens, on peut voir trois grandes étapes dans la constitution et le renforcement du front commun syndical.
La première manifestation du front commun a lieu dès 1970 et se veut une réponse de la classe ouvrière à l’imposition de la Loi des mesures de guerre et toutes les mesures liberticides qui en découlent. Le mot d’ordre de cette première manifestation d’unité est la défense de la nation (du droit à l’autodétermination) et de la démocratie. Ce premier front commun se constitue envers et contre la majorité des directions syndicales qui suivent la rhétorique gouvernementale selon laquelle les mesures appliquées sont nécessaires pour contrer une menace terroriste présumée. Pour rappel, des près de 500 raflés lors de la Crise d’octobre, seuls deux entretenaient des liens connus avec le FLQ et il est aujourd’hui reconnu que l’arrestation des auteurs des attentats n’avait rien à voir avec l’imposition de la Loi des mesures de guerre. Compte-tenu du fait que la majorité des personnes arrêtées étaient des militant-es syndicaux et des mouvements démocratiques et populaires (presque tous identifiés sur la base de la liste Profunc qui compilait les « fonctionnaires éminents » du Parti communiste), le caractère essentiellement anti-classe ouvrière et anti-québécois de cette manœuvre est manifeste.
En refusant l’épouvantail de l’insurrection terroriste, les syndicalistes se saisissent de la défense de la démocratie, des droits syndicaux et de la lutte pour le droit à l’autodétermination du Québec. Ce faisant, ils coupent l’herbe sous le pied aux mouvements petits-bourgeois radicaux. La question nationale est défendue, pour la première fois, par la classe ouvrière organisée qui devient un acteur politique de premier plan. C’est là le legs le plus important de ce premier acte du front commun.
Le deuxième temps du front commun a lieu en 1971 lors du lock-out au quotidien La Presse provoqué par le refus des ouvriers affectés à l’impression qui refusent la perte de sécurité d’emploi induite par l’introduction de nouvelles technologies. Onze unités d’accréditation syndicales de la CSN et de la FTQ se rassemblent en front commun qui perdurera durant toute la durée du conflit et ce, envers et contre la partie patronale qui cherche à tout prix à diviser les salarié-es.
Au cours de ce deuxième acte, la combattivité et la solidarité des travailleur-euses est remarquable. Dès le 17 octobre, les syndicats recourent à des actions illégales selon le code du travail pour intensifier la lutte. Celle-ci atteint son paroxysme lors de la manifestation du 29 octobre à laquelle les pouvoirs publics répondent par la répression féroce – on déplore d’ailleurs la mort de Michèle Gauthier, une étudiante de 28 ans ainsi que 200 blessés. L’administration Drapeau et le gouvernement Bourassa déclarent que Gauthier serait morte de causes naturelles…
Le conflit prend fin le 6 février 1972 avec la ratification quasi unanime des nouveaux contrats de travail qui comptent parmi les meilleurs dans l’industrie. Fait notable, les emplois dont la partie patronale voulait se débarrasser sont maintenus, un gain important pour les travailleur-euses.
Néanmoins, les conquêtes obtenues par cette longue lutte sont surtout politiques. Comme l’écrivait le Parti communiste du Québec lors de son 4e Congrès en 1972 : « autour de la lutte à La Presse, des milliers de travailleurs apprennent la leçon de l’unité ». La résolution poursuit en rappelant que ce conflit a dévoilé au grand jour le rôle de l’État en défense des monopoles, le rôle du Parti québécois comme parti de la petite-bourgeoisie et non de la classe ouvrière (la position du PQ était ambigüe dans ce conflit où, aux moments décisifs comme lors de la manifestation du 29 octobre, il a brillé par son absence), mais surtout, la classe ouvrière a appris l’importance d’un parti fédéré des masses.
Ainsi, si dans un premier temps, le front commun s’était formé surtout pour défendre la démocratie et la nation, ce deuxième temps consacrait le caractère de classe comme ciment de l’unité ouvrière habitée de plus en plus par un sentiment anticapitaliste. C’est aussi à cette étape que la troisième centrale syndicale, la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) s’est jointe au Front commun.
Forte de ces deux expériences de combattivité et d’unité, de sa position en tant qu’acteur non seulement économique, mais aussi politique et comme chef de file de la défense du droit à l’autodétermination nationale, la classe ouvrière s’engage dans un troisième acte du Front commun, accessoirement le plus décisif jusqu’à présent.
Celui-ci commence avec une journée de grève générale des 210 000 salarié-es du secteur public et parapublic le 28 mars 1972. Au coeur des revendications, un salaire hebdomadaire minimum pour ces employé-es de 100$, mais aussi la négociation autour d’une table centrale (par opposition au gouvernement qui cherche à diviser les salarié-es en négociant en tables sectorielles). Le gouvernement demeure intransigeant, ce qui incite les syndicats à déclencher une grève générale illimitée le 11 avril suivant. En prévision de celle-ci, le gouvernement essaie de casser le Front commun en imposant des injonctions notamment en empêchant la grève à la fonction publique hospitalière. Les syndiqués décident courageusement de maintenir leur arrêt de travail, amoindrissant l’impact de la manœuvre gouvernementale d’une part, mais renforçant l’unité et la combattivité ouvrière de l’autre.
Le 21 avril, le gouvernement impose la Loi 19 qui enjoint les grévistes à retourner au travail sous peine de conséquences sévères. Malgré une directive du Front commun appelant à désobéir à cette loi matraque renforcée par un vote dans la même direction de la part des trois centrales, le Conseil de coordination du Front commun appelle à respecter la Loi, mettant ainsi fin à dix jours de grève générale illimitée.
Or, le 4 mai 1972, les trois chefs syndicaux, Charbonneau, Laberge et Pépin sont condamnés par contumace à un an de prison ferme pour avoir incité à la désobéissance civile.
La réaction de la classe ouvrière est alors féroce. Cette fois, les salariés du secteur public comme des industries privées se soulèvent en solidarité avec les chefs syndicaux et forment des Comités ouvriers qui, dans certains centres industriels secondaires comme Sept-Iles, prennent carrément contrôle de la ville. Même les forces policières sont incapables d’y rétablir l’ordre. Les principales demandes de ces comités sont centrées sur la libération des chefs syndicaux, l’abrogation de la Loi 19 et l’accès aux demandes des employé-es du secteur public. Devant une telle mutinerie, le gouvernement Bourassa n’a d’autre choix que de remplacer le ministre L’Allier par Jean Cournoyer.
Il importe de rappeler que le gouvernement a d’emblée politisé cette lutte en affirmant qu’il lui était impossible d’accéder aux demandes syndicales, le budget étant voté à l’Assemblée nationale. Ce faisant, il cherche non seulement à user du chantage, mais surtout à engager les syndicats dans une voie où la lutte est tributaire des politiques du gouvernement en place. Autrement dit, la proposition des libéraux se résume à inféoder les syndicats de la fonction publique à l’un ou l’autre des partis politiques. À leur tour, les ouvriers l’ont politisée. Au fur et à mesure que s’accentue la lutte, ils finissent par non seulement demander la chute du gouvernement, mais la chute du système tout entier.
À cet égard, il est intéressant de noter les positions respectives des principaux partis politiques lors de ce conflit. Sans surprise, aucun d’entre eux n’appuie le Front commun. Le Parti libéral appelle à la formation de contre-comités pour rétablir l’ordre et instruit ses taupes dans le mouvement syndical à provoquer une scission dans la CSN. L’Union nationale se terre dans le corporatisme et appelle à des lois anti-syndicales. Il en est de même pour les créditistes. La position du Parti québécois brille par son hypocrisie : pour faire bonne figure, il orchestre son image pro-ouvrière d’un côté, mais de l’autre, refuse la demande de 100$ par semaine sous prétexte que celle-ci ferait tache d’huile notamment dans le secteur privé !
4. Synthèse et bilan
Il serait exagéré d’estimer que le Front commun de 1972 aurait pu paver la voie vers une Révolution socialiste au Québec. Cependant, il serait également faux de refuser d’y voir une prise de conscience de classe et un élan de combattivité inouï de la classe ouvrière au Canada, mais sans doute aussi en Amérique du Nord dans les années d’après-guerre. En ce sens, sans être une répétition générale, cet épisode représente certainement une répétition précoce dans la lutte de la classe ouvrière vers sa conquête du pouvoir politique, vers son émancipation du joug capitaliste, vers la construction du socialisme.
Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, plusieurs questions sont à évaluer pour comprendre à la fois la signification et dresser le bilan nécessaire du Front commun de 1972.
a) Une victoire pour les employé-es du secteur public et parapublic
Avant cette grève, les employé-es du service public peinaient à faire valoir leurs revendications devant un gouvernement qui se croyait tout puissant et qui voyait les salarié-es de la fonction publique comme une extension de ses politiques. Inversement, les employé-es du secteur public ont pris conscience de l’importance des services publics dans l’économie du Québec modernisée et le pouvoir qu’ils peuvent exercer non seulement sur le plan économique, mais aussi politique lors de batailles décisives. En effet, à l’époque du capitalisme monopoliste d’État, ils travaillent dans un secteur clé pour la réalisation du profit capitaliste.
Outre les gains conquis au printemps de 1972, l’augmentation des salaires dans la fonction publique a fait tache d’huile et influé sur la hausse générale des salaires y compris dans le secteur privé. C’est aussi à partir de cette bataille que la pratique de négocier en front commun dans le secteur public s’est instituée, donnant lieu à d’autres importantes conquêtes en matière de conditions de travail et de salaires.
Sans contredit, cette lutte est cardinale dans l’histoire du mouvement ouvrier au Québec, en particulier aujourd’hui alors que la fonction publique est le moteur du mouvement syndical et que, depuis 1972, les conquêtes syndicales donnent le ton pour l’ensemble des négociations de conventions collectives.
b) Unité syndicale de classe;
L’emprisonnement des trois chefs syndicaux et la profonde unité dans la riposte des travailleur-euses à cette provocation tranche avec ce qui prévalait à peine quelques années plus tôt. En effet, là où la CSN et la FTQ se maraudaient constamment, les deux plus importantes centrales, rapidement jointes par la CEQ, travaillaient main dans la main pour les intérêts généraux de la classe ouvrière.
Ce changement de paradigme a été possible à la fois par le militantisme des travailleur-euses, mais celui-ci a été dynamisé et renforcé par l’abandon (partiel) jusque dans les hautes sphères des centrales syndicales du syndicalisme de collaboration. Tout aussi importante a été la détermination des travailleur-euses à porter des demandes politiques indépendante des partis politiques.
Avec la grève de 1972, les travailleur-euses ont appris l’importance d’un syndicalisme de combat, indépendant politiquement des partis bourgeois, mais surtout orienté vers les intérêts généraux de la classe ouvrière comme ciment de l’unité syndicale et de la classe ouvrière. En effet, ce n’est pas par décret que les rapprochements entre les grandes centrales se sont rapprochées les unes des autres, mais sur la base des intérêts communs de la classe ouvrière dans ses luttes contre le patronat.
Cette leçon est d’autant plus pertinente aujourd’hui à l’heure où les travailleur-euses du Québec sont divisés en quatre centrales syndicales, mais aussi une myriade de syndicats sectoriels indépendant dont le nombre d’affiliés est similaire à celui du nombre de salarié-es que représente la CSN, deuxième plus grande centrale.
c) Le droit à l’autodétermination nationale et l’unité de la classe ouvrière
Au cours des trois actes du front commun, la classe ouvrière a réussi à s’imposer en défenseur du droit à l’autodétermination de la nation québécoise. Contrairement à la petite-bourgeoisie qui cherchait à masquer son nationalisme et ses intérêts de classe par un verbiage pseudo-révolutionnaire et une litanie de formules mal digérées, le mouvement ouvrier conscient de ses intérêts a su utiliser la question nationale et son aspect anti-monopoliste pour fédérer autour d’elle les meilleurs éléments. Ceux-ci en retour ont su se mobiliser et appuyer activement la classe ouvrière dans ses combats.
Autrement dit, ce qu’a prouvé le front commun, c’est que le potentiel anti-monopoliste de la lutte pour l’égalité nationale est garanti lorsque celle-ci est dirigée par la classe ouvrière. Or, c’est justement la centralité de la classe ouvrière dans ce combat que le Parti québécois et les groupes nationalistes essayent d’écarter.
Épilogue : pour un parti fédéré des masses (vide qu’a comblé le PQ et que les chefs syndicaux n’ont su combler).
Si puissant que demeure l’exemple du front commun de 1972 et des soulèvements qui l’ont préparé, il reste que le potentiel que cet épisode de lutte arborait n’a pu se réaliser. Quelques semaines plus tard, trois des cinq membres de l’Exécutif de la CSN sont expulsés (poussés par le Parti libéral) et fondent le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ), puis la Centrale des syndicats démocratiques (CSD). L’unité du front commun en est grandement affectée et les espoirs de rapprochement entre les différents syndicats s’effritent. La FTQ, faisant volte-face par rapport à sa motion de 1967, offre son appui inconditionnel au Parti québécois – notamment sous pression du syndicat des Métallos.
La classe ouvrière livre tout de même plusieurs grandes batailles par la suite, notamment la grève de 1973 – 1974 à la United Aircraft, mais la collaboration entre les différentes centrales diminue considérablement. Seules les négociations dans le secteur public donnent lieu à des fronts communs périodiques.
La raison principale de ce déclin n’a rien à voir avec un manque de volonté ou de combattivité, encore moins avec un échec du Front commun de 1972. Au contraire, la classe ouvrière demeure militante et le Front commun continue de nourrir plusieurs espoirs.
L’élément-clé qui aurait pu transformer l’essai est sans contredit un parti fédéré des masses laborieuses en tant que prolongement politique de la lutte syndicale. En son absence, les chefs syndicaux et organisateurs ont eu beaucoup de mal à expliquer aux grévistes la marche à suivre au-delà de la résistance, mais aussi à s’entendre sur une perspective politique. En conséquence, les travailleur-euses ont été plus vulnérables au chant des sirènes nationalistes voire libérales, donc plus susceptibles à sous-traiter la question politique aux partis dont les intérêts ne sont pas strictement ceux de la classe ouvrière. C’est ce qui a permis, par exemple, au Parti québécois d’être l’une des forces les plus influentes au sein du mouvement ouvrier québécois notamment en subordonnant les questions sociales à l’indépendance nationale et ce, durant plus de vingt ans.
Or, le PQ n’a jamais été, ni même prétendu, être un parti de la classe ouvrière et a, à plusieurs égards, trahi la classe ouvrière québécoise. La dernière grande trahison a eu lieu dans les années 1990 avec le fameux « Déficit zéro ». Ces différentes trahisons prouvent qu’à moins d’un parti qui lui soit propre, la classe ouvrière est condamnée à se satisfaire du moindre mal, donc à donner plus d’importance que nécessaire au mal et à affaiblir le bien; à accepter qu’en ne s’occupant pas de politique, elle laisse la politique patronale prendre les dessus.
Un parti fédéré des masses laborieuses ne serait pas strictement un parti de la classe ouvrière. Il serait cependant distinct des autres partis, y compris sociaux-démocrates, par le fait qu’il serait collégial et défendrait les demandes syndicales, démocratiques et populaires avant que de prôner les gains électoraux. Ce faisant, il s’agirait d’un parti qui, au lieu de lutter contre telle ou telle formation, lutterait contre le capitalisme monopoliste d’État.
Il aura fallu attendre la fin des années 1990 pour que les communistes s’unissent avec d’autres groupes de gauche déçus par le parti-pris néolibéral du Parti québécois et forment l’Union des forces progressistes dans l’esprit d’un parti fédéré des masses ouvrières. Malheureusement, au fil des succès électoraux de l’UFP, puis de Québec solidaire, le caractère de masse du parti a été troqué pour un caractère nationaliste et électoraliste.
L’espoir des années 1960-1970 de voir un parti des masses ouvrières est donc temporairement déçu et ne trouve certainement plus satisfaction dans Québec solidaire. Il n’en demeure pas moins que la formation d’un tel parti est d’autant plus pertinente qu’aucune formation au Québec aujourd’hui ne semble s’opposer aux fondements de ce qui permet à François Legault de se maintenir au pouvoir.
Il y aurait beaucoup à dire en termes d’un programme pour notre Parti et la classe ouvrière, mais nous laissons le mot de la fin à Sam Walsh, Secrétaire national historique du PCQ.
« Le Parti communiste du Québec doit exercer tout effort possible non seulement pour gagner l’appui actif envers sa proposition d’un Parti fédéré des masses laborieuses auquel il serait affilié tout en maintenant son programme marxiste-léniniste et révolutionnaire indépendant, mais de s’implanter dans toute industrie, tout centre industriel et en campagne de même qu’en s’implantant au sein de la petite-bourgeoisie progressiste et des étudiant-es. Sans un parti révolutionnaire, marxiste-léniniste, internationaliste fort comme le PCQ, la classe ouvrière ne sera jamais à même de réaliser son immense potentiel pour renverser le système capitaliste, encore moins de bâtir une nouvelle société socialiste sans exploitation, chômage, discrimination nationale et guerre. »