Assurance chômage et discrimination contre les femmes : les libéraux forcent un retour devant les tribunaux
Assurance chômage et discrimination contre les femmes : les libéraux forcent un retour devant les tribunaux
Manuel Johnson
Clarté #56 – Mars 2024
Depuis 2018, six travailleuses québécoises mènent une lutte devant les tribunaux pour combattre la discrimination contre les femmes dans le régime d’assurance chômage. Elles sont épaulées et accompagnées par le Mouvement Action-Chômage de Montréal. La discrimination qu’elles dénoncent concerne la période de référence qui sert à déterminer l’éligibilité aux prestations d’assurance chômage.
Le seuil d’admissibilité aux prestations varie entre 420 et 700 heures travaillées, selon le taux de chômage régional. Donc, pour avoir droit aux prestations, il faut avoir travaillé entre 420 et 700 heures dans les 52 semaines précédant la demande de chômage.
Or, les prestations de congé de maternité sont considérées comme des prestations d’assurance chômage, et sont calculées dans la limite de 50 semaines de prestations. De plus, la maternité n’est pas une des conditions de prolongation de la période de référence prévue par la loi.
Cela veut dire que les femmes qui donnent naissance sont pénalisées par le régime. D’une part, quand elles sont en congé de maternité, évidemment, elles ne travaillent pas et donc ne peuvent pas accumuler les 420-700 heures nécessaires. D’autre part, les semaines de congé de maternité sont soustraites de leurs prestations de chômage, dont la limite est 50 semaines (si jamais elles ont droit à des prestations).
En 2022, ces femmes ont emporté une victoire devant le Tribunal de sécurité sociale, qui a jugé que la limite de 50 semaines de prestations constitue une discrimination fondée sur le genre (ce sont les femmes qui prennent des congés de maternité, plus souvent et plus longtemps généralement que les hommes qui prennent les congés parentaux). Pour le TSS, cette distinction perpétue un désavantage historique, soit la plus faible rémunération des femmes, et cette violation des droits de femmes à l’égalité ne peut se justifier dans une « société libre et démocratique ».
Honteusement, le « gouvernement féministe » de Justin Trudeau a porté cette décision historique en appel en 2022, et, malheureusement, la division d’appel du TSS a rendu une décision le 9 janvier 2024 donnant raison au gouvernement, jugeant que les dispositions de la Loi sur l’Assurance emploi qui pénalisent les femmes ne seraient pas discriminatoires.
Refusant de baisser les bras, les six femmes, toujours soutenues par le mouvement des femmes, communautaire et syndical, viennent de déposer une demande de contrôle judiciaire, devant la Cour d’appel fédérale.
Pourquoi le gouvernement fédéral s’acharne à priver les travailleuses de la pleine égalité en matière d’assurance chômage? Simplement, si l’assurance chômage est trop « généreuse », cela peut réduire la taille de l’armée de réserve de travailleuses et nuire au rapport de force des employeurs. Autrement dit, la pleine égalité en matière d’assurance chômage réduira le taux d’exploitation des femmes, ce qui est inacceptable pour un gouvernement capitaliste.
Ce dossier illustre également que la lutte judiciaire est aussi une question de rapport de force. On pourrait penser que les victoires devant les tribunaux sont les produits des brillantes plaidoiries des avocats, qui convainquent les juges de rendre justice avec un habile choix de mots. Il s’agit de la version hollywoodienne de la justice. Devant les tribunaux, comme dans les autres sphères de la société, ce ne sont pas les individus héroïques qui emportent les victoires.
On gagne devant les tribunaux quand on est en mesure de mobiliser suffisamment de ressources pour engager des avocats et payer les frais afférents à des recours (les huissiers, la recherche jurisprudentielle, la production des cahiers, etc.).
Évidemment, l’État bourgeois et les employeurs sont en mesure de mobiliser des ressources impressionnantes pour gagner leurs procès. Les travailleurs et travailleuses seul.es, sans la force et ressources du mouvement syndical, ne font pas le poids. En définitive, l’arène judiciaire favorise la classe dominante pour cette raison. De plus, la version hollywoodienne de la justice fait en sorte que les victoires remportées par la classe ouvrière devant les tribunaux ne contribuent pas nécessairement à un meilleur rapport de force pour cette classe, car on les attribue aux habiles plaidoiries des avocats plutôt à la mobilisation des ressources mises en commun par le mouvement syndical.
Cela dit, les dossiers judiciaires peuvent servir –dans une mesure limitée – à exposer les contradictions du système capitaliste. Il est illusoire de penser que nous pouvons faire avancer la lutte de la classe ouvrière de façon significative devant les tribunaux. Mais, au même temps, abandonner complètement l’arène judiciaire, ne pas se défendre devant les attaques judiciaires de la classe dominante, ne pas utiliser tous les moyens disponibles pour défendre les intérêts de la classe ouvrière, pourrait mener à une détérioration des conditions de vie de cette dernière.
La lutte judiciaire ne devrait pas être priorisée, car son potentiel émancipateur est limité, voire nul. En revanche, si on la met en perspective, sans illusions, sans y croire à une justice véritablement neutre et impartiale au sein d’une société capitaliste, la lutte judiciaire pourrait avoir une certaine utilité, voire nécessité.