Applaudir un nazi, comment ça arrive ?

Applaudir un nazi, comment ça arrive ?


Maxime Bérubé
redaction@journalclarte.ca
Clarté #54 – Octobre 2023


Le 22 septembre 2023, le Parlement canadien se levait en chœur pour applaudir Yaroslave Hunka, un ex-membre de la division Galicia de la Waffen-SS comme un « héros ayant combattu les Russes durant la 2e Guerre mondiale ». Cet évènement ahurissant fut rapidement étouffé comme une malheureuse gaffe, le président de la Chambre des Communes prenant le blâme et démissionnant par la suite. Tous les autres députés qui se sont levés pour applaudir ce criminel de guerre avec enthousiasme ont clamé leur ignorance au sujet de son passé, le premier ministre Trudeau a lui aussi déclaré qu’il s’agit d’un grand embarras. Comment expliquer qu’un tel incident puisse survenir ? Est-ce là le résultat d’une série d’évènements déplorables ? Ou est-ce plutôt l’effet inattendu de plus d’un siècle de politique conciliatrice avec des forces réactionnaires révélé au grand jour par un simple lapsus ? Pour éclairer la question, il faudra s’attarder à l’histoire de la diaspora Canado-Ukrainienne et du mouvement ouvrier. Pour nous aider, nous aurons l’assistance de Glenn Michalchuk, président national de l’Association Of United Ukrainian Canadians (AUUC). Cette organisation plus que centenaire est au cœur de l’histoire de la diaspora, mais aussi de notre histoire syndicale.

Du 19e siècle aux années 1930

Les premiers immigrants ukrainiens arrivent au Canada dès la fin du 19e siècle provenant principalement de l’Empire austro-hongrois, aujourd’hui disparu, qui englobait l’ouest de l’Ukraine, et s’établissent majoritairement dans l’Ouest canadien avec Winnipeg à son centre. Avec la ferveur socialiste de l’époque, beaucoup de ceux-ci étaient des progressistes de tout acabit; simples réformistes, sociaux-démocrates ou même marxistes. Rapidement, ils ont intégré le mouvement syndical et ont formé des organisations telles que le Social Democratic Party of Canada (SDPC) en 1911 et l’UAAC en 1918. « [L’organisation] ne s’appelait pas l’UAAC à cette époque-là, son nom initial était l’Ukrainian Labor Temple Association, puis devint la Ukrainian Labor And Farmer Temple Association, puis finalement devint l’UAAC en 1948 », nous explique Mr. Michalchuk. « L’association est apparue du besoin d’organiser la communauté, ce n’était pas comme aujourd’hui où il y a maintes ressources pour les immigrants ukrainiens. Ainsi, leur tâche était de fournir des ressources telles que l’éducation, l’apprentissage d’une nouvelle langue, un support social et bien sûr la célébration d’une culture vivante par les arts tels le théâtre, la musique et la danse qui sont tous des parties importantes de notre culture et fut un grand motivateur d’organisation afin de créer un réseau social solide. Ainsi, des Ukrainiens de partout dans le pays ont commencé à se joindre à l’association, créant leurs propres branches, bâtissant leurs propres halls. Ces halls se trouvaient pratiquement partout où on trouvait des Ukrainiens ! Parallèlement, les immigrants finnois et russes créaient alors le même genre d’associations. » Le militantisme radical de la communauté ukrainienne atteignit son summum en 1919, lors de la grève générale de Winnipeg, dont ils étaient des leaders parmi les plus de 30 000 personnes qui réclamait entre autre une semaine de travail de 5 jours et des jours de 6 heures, des augmentations de salaire et la création d’une centrale syndicale, la One Big Union. La réponse du gouvernement fut brutale : le 21 juin, aussi connue comme le samedi sanglant, la GRC se dresse devant la foule et ouvre le feu 120 fois avec des révolvers. Les manifestants en panique sont pourchassés avec des matraques, les leaders de la grève sont arrêtés et certains déportés pour leurs idées socialistes.

C’est alors que les choses se corsent. Le mouvement progressiste ukrainien, comme bien d’autres de cette tendance, commence à être visé par le gouvernement et la loi sur les mesures de guerre de 1914 offre les outils pour de tels dessins. Pendant la Première Guerre mondiale, environ 5000 Ukrainiens sont enfermés dans des camps encerclés de barbelés et forcés au travail avec d’autres membres de minorités qui s’opposaient à la guerre et l’impérialisme. D’un autre côté, les nationalistes, qui supportaient surtout une monarchie et qui étaient menés par des figures religieuses, comme l’évêque catholique Nykyta Budka, proclament leur allégeance à la couronne anglaise et participent à l’effort de guerre. En 1918, le cabinet du premier ministre Borden contourne le parlement et passe le décret en conseil PC 2384, bannissant 14 organisations gauchistes et donnant une peine de jusqu’à 5 ans de prison et une amande de 5000 $ (soit 90 980 $ en 2023) à quiconque y est lié de quelque façon. 5 des ces groupes étaient Russes ou Ukrainiens incluant l’Ukrainian Social Democratic Party (USDP), dont les bureaux furent pris d’assaut par les forces de l’ordre en 1918. Avec 1800 membres payants et 54 branches, ils furent ordonnés de désister ou de se faire interner dans un camp de travail forcé. C’est des cendres du USDP qu’est née la Ukrainian Labor Temple Association.

Années 1930 et Deuxième Guerre mondiale

Pendant que la Grande Dépression faisait rage, le gouvernement canadien lui en a profité pour continuer le ménage des trouble-fêtes syndicaux et des groupes. Après une descente de la GRC sur les bureaux du Parti communiste et l’arrestation de 9 personnes (dont 3 Ukrainiens) en 1931, le gouvernement interna de force plus de 170 000 hommes célibataires chômeurs dans des camps de concentration entre 1932 et 1936 où ils devaient travailler pour une maigre pitance et un lit. Sans paie. Sauf que, bien sûr, le nom que le gouvernement donnait à ces camps était plus présentable : des camps de secours pour chômeurs. Mais, ne vous détrompez pas ! L’objectif de ces camps gérés par l’armée était clair, comme l’a dit le général Andrew McNaughton au premier ministre R. B « Talon de Fer » Benett : « Voici, dans leur peloton de guenilles, les membres prospectifs de ce que Marx appelait l’armée de réserve industrielle, les troupes de choc de la révolution. » McNaughton continue : « En sortant ces hommes des villes et en les forçant dans des camps de travail éloignés, on en retire les éléments actifs que les rouges peuvent utiliser. » Pendant ces années difficiles, les halls des Temples du Travail étaient refuge pour ces pauvres personnes qui les utilisaient pour dormir et se réunir. En Europe, le fascisme gagne du terrain, et les nationalistes ukrainiens canadiens se rallient rapidement à leur cause, exprimant leur admiration pour le fascisme italien et le nazisme allemand. À travers leur groupe UNF (Ukrainian National Federation), ceux-ci entretiennent des liens étroits avec l’OUN (Organization of Ukrainian Nationalists), une organisation européenne ouvertement antisémite et antidémocratique et qui a accueilli à bras ouverts l’Holocauste. L’historien suédois Ander Rudling nous fournit cette citation d’une publication officielle de l’OUN : « les juifs n’auront pas le droit de posséder des terres. Ils travailleront en tant qu’ouvriers communs, sinon en tant que travailleurs forcés. Celui qui ne parle pas notre langue, qui ne s’appelle pas Ukrainien, celui-là est un zaida [terme péjoratif pour un étranger] et il est votre ennemi. Le Moscovite, le Polonais et le Juif sont et seront toujours vos ennemis. » Ces groupes et leurs différentes branches sont responsables du massacre de milliers de Juifs, de Polonais et même d’autres Ukrainiens qu’ils considéraient comme des traites socialistes. C’est de ces groupes que Yaroslave Hunka est issu, c’est là que se forma la Division Galicia de la Waffen-SS. Le premier ministre Mackenzie King, antisémite notoire qui décrivait dans ces journaux comment il avait des rencontres « amicales » avec Mussolini, Hitler et des membres de la Gestapo, ressorti la bonne vielle Loi sur les mesures d’urgence et enferma dans des camps 22 000 japonais, 632 Italiens, 847 Allemands, en plus de 2 300 juifs et communistes qui s’était enfuis d’Europe dont des Ukrainiens. Ceci est sans compter l’infâme refus d’un bateau de 900 réfugiés juifs et communistes venu au Canada, qui a dû s’en retourner en Europe où 256 d’entre eux moururent dans les camps Nazi. De l’autre côté, le gouvernement facilitait la création de la Ukrainian Canadian Congress pour consolider les forces nationalistes et anticommunistes de la diaspora, incluant les fascistes qui vénéraient (et vénère toujours) leur leader : Stephan Bandera qu’ils considèrent comme un héros. Pour Mr.Michalchuk, le but était clair : «  […] créer un contrepoids pour opposé le mouvement progressiste large de la communauté Ukrainienne-Canadienne organisée par l’AUUC. » Même après la guerre, le UCC a continué à exister, il existe encore aujourd’hui et est bien enraciné jusqu’au plus haut niveau du gouvernement…

L’Après-guerre à aujourd’hui

Donc, la guerre est finie, le fascisme est vaincu. Tout est bien qui finit bien, non ? Non ? « Après la Deuxième Guerre, il y eut une conciliation avec le fascisme, une histoire bien documentée d’ailleurs, où la CIA aida [des ex-nazis] à rentrer dans différents pays », ajoute Mr.Michalchuk. Il fait référence ici à Opération Paperclip, une opération de la CIA visant à rapatrier des nazis, surtout des ingénieurs et scientifiques aux USA, mais aussi au Canada et ailleurs pour développer des armes. En plus de ces centaines de nazis accueillis, la nouvelle vague d’immigrants d’Ukraine était idéologiquement différente des vagues précédentes, beaucoup d’entre eux étaient des vétérans s’étant battu au côté des Allemands contre leur propre confrère qui eux avaient rejoint l’armée rouge et donc, par conséquent, ces nouveaux arrivants étaient hautement réactionnaires et nationalistes. « Ils servaient de briseur de grève, ils étaient souvent très antisyndicalistes […] et ils sont régulièrement une force réactionnaire dans la politique canadienne. Leur idéologie est baignée dans la mentalité de la guerre froide et ils appuient des actions du Canada pour alimenter la présente guerre en Ukraine. Plutôt que de préférer la diplomatie, plutôt que de respecter l’Accord de Minsk avec les régions de l’Est dans le Donbas, le Canada soutient une politique de confrontation s’alignant avec le lobbying de l’UCC. » Mais comment est-ce qu’un seul groupe peut exercer autant d’influence dans le gouvernement ? Premièrement, car l’UCC est une création du gouvernement, mais si je vous disais aussi que cette connexion remonte au plus haut niveau du gouvernement, chez la Vice-Première Ministre du Canada et ministre des Finances Chrystia Freeland. Étant elle-même descendante d’immigrants ukrainiens et fièrement nationalistes, elle est toutefois souvent réticente à parler en détail de sa famille. C’est peut-être parce que son grand-père, Michael Chomiak, était lui-même un collaborateur nazi, éditeur en chef du journal Krakivs’ki Visti (Krakow News), l’organe de propagande principale du régime fasciste en Ukraine. Dans ce journal, il y publiait des discours de Hitler et des conspirations de toutes sortes envers les juifs et les communistes. Le journal était aussi utilisé comme outil de recrutement pour les forces armées du régime. Freeland a aussi été dans les groupes de jeunesses de l’UCC où Stephan Bandera et autres y sont vénérés et elle est une membre encore très active et célébrée du Congrès. Elle a d’ailleurs été prise en photo brandissant fièrement le drapeau rouge et noir des Banderites, ces couleurs représentants « Terre et Sang », une répétition du slogan nazi « Blut und Boden ».

Donc, avec tout ce contexte : comment les évènements du 22 septembre sont survenus ? Il ne s’agit certainement pas d’un incident et il est difficile de croire que seulement le chef du parlement en était au courant. Là-dessus, Mr.Michalchuk amène un excellent point : « Tout ce que ces gens avaient besoin d’entendre est que cet homme s’est battu contre les Russes pour se lever applaudir […] Il y avait deux personnes présentes qui savaient très bien ce que cet homme représente. Il s’agit de Chrystia Freeland et du président Volodymyr Zelensky. » Et pourtant, ils ont tous deux applaudi vivement. Finissons avec un dernier commentaire de Glenn Michalchuk : « L’UCC clame être la voix des Ukrainien-Canadien, pour moi cette déclaration est fausse. [L’UCC] ne représente pas la communauté, elle ne représente pas non plus celle des Ukrainiens venus ici à cause de la guerre pour la raison suivante : Le congrès est coincé dans cette position ultranationaliste, et c’est cette position qui a mené au conflit civil de 2014 à 2022 […]. Ceux qui tiennent cette position ne peuvent pas représenter tous les Ukrainiens à cause de la diversité de l’Ukraine, qui contient des Russes et des Biélorusses. Il faut donc reconnaitre cette diversité. L’UCC ne la reconnait pas, même il se bat contre celle-ci, car il croit à une Ukraine qui est ethniquement pure. Ce n’est pas là une caractéristique de l’Ukraine ou de son peuple. »