En montant la rivière

En montant la rivière


Stéphane Doucet
redaction@journalclarte.ca
Clarté – Février 2024


En Montant la rivière

Sébastien Langlois et Jean-François Létourneau

Mémoire d’encrier, 2023

Ce n’est pas trop souvent qu’un livre sur la musique attire mon intérêt à un tel point que j’aille l’acheter en librairie. Ceci dit, la relation qu’on a envers notre musique traditionnelle québécoise (ou canayenne, comme les auteurs insistent) a un côté personnel : que ce soit lié à notre héritage familial, notre communauté, nos expériences, nos penchants particuliers. C’est alors utile qu’une œuvre comme celle-ci vienne apporter des balises pour cadrer notre expérience de cette culture d’ici, qu’elle nous recentre et nous aide à comprendre son histoire qui nous a amenés à aujourd’hui.

Cet ouvrage se veut un hommage à la culture orale, à la musique « trad ». Elle se veut aussi un argument, surtout à l’aide de l’analyse textuelle, selon lequel cette musique est le produit d’un métissage culturel entre les Canadiens français, les Premières Nations ainsi que les irlandais et écossais qui travaillaient la traite des fourrures. Il est finalement un argument en faveur d’une chanson traditionnelle ouverte sur le monde et « témoin d’une humanité commune et partagée ».

Clarté n’est pas l’endroit pour faire une critique sur la forme, la recherche ou les arguments fondamentaux de cet ouvrage : d’autres le feront du point de vue historiographique, culturel, musicologique, etc. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la manière qu’on peut lire en compagnie de ce livre, dans la tradition marxiste du matérialisme historique.

Une première observation suivant l’analyse textuelle du livre serait de que l’évolution des sujets des chansons, de la technologie de diffusion et de préservation, évolue en parallèle l’évolution de l’économie canadienne. Par exemple, les textes de la musique trad, au départ, font surtout référence à la traite des fourrures. Éventuellement, cette économie laisse sa place à l’économie de la foresterie et cela est totalement reflété dans le contenu des chansons de l’époque : alors que durant la traite des fourrures, les chansons reflètent le cycle d’échange commercial du travailleur voyageur (de la ville aux camps en passant par les rivières), il devient plutôt saisonnier et reflète le cycle de la vie de camp de bûcheron au village ou la ferme.

D’autres historien-nes, Stanley Ryerson en particulier, ont fait le travail de l’histoire économique du pays, en portant une attention particulière à la lutte des classes comme véritable moteur de l’évolution de la société. Ce que l’on peut déceler dans En montant la rivière c’est un peu de la superstructure culturelle qui est tributaire de la structure économique sous-jacente de la culture canadienne-française.

Une des joies des livres tels celui-ci, c’est de se retrouver devant une longue liste d’artistes à découvrir, d’entrevues archivées à rechercher. Justement, on fait référence à des archives incroyables qui ont heureusement pu conserver des milliers de chansons qui ne sont sûrement plus toutes chantées comme elles l’étaient à l’époque de leur archivage. La richesse de cette culture (surtout) musicale est un trésor qu’on se doit d’apprécier.

Mais alors, pourquoi est-ce que le Québec en particulier, et la franco-Amérique plus généralement, n’a pas de programme d’éducation de musique traditionnelle ? Dans plusieurs pays du monde, dont l’Irlande et l’Argentine, ce dernier étant beaucoup moins développé et riche que le nôtre, la musique traditionnelle se range aux côtés de la musique classique, ou de la musique jazz, comme sujet d’expertise musicale reconnue et offert aux étudiant-es collégiaux ou universitaires. C’est aussi le cas d’autres domaines artistiques qui ont eux, des écoles qui leur sont propres au Québec (École nationale de l’humour, du théâtre, etc.).

Mikis Theodorakis, l’ultime compositeur grec et membre du Parti communiste, disait à l’époque que « la musique contemporaine, c’est de la musique de laboratoire, déconnectée des masses ». À l’opposé de ses ancêtres européens du 19e siècle, elle qui s’est laissé influencer par la musique du terroir qui l’entourait, la musique classique contemporaine existe surtout pour les initiés de la petite bourgeoisie et ses philanthropistes de la grande bourgeoisie. La musique trad, vu qu’elle n’évolue qu’en relation avec le public et le milieu culturel tel qu’il est (maisons de disques, bailleurs de fonds, milieu du spectacle, etc.), et n’a pas de cachet avec la haute bourgeoisie comme la musique classique, reste près du peuple en général. Le résultat d’une musique traditionnelle à la fois connectée aux masses et à l’histoire du peuple québécois, ainsi qu’à la discipline et la rigueur collégiale ou universitaire, produiraient sans doute des avancements intéressants pour la culture en générale. 

En ce moment, la musique trad se construit aléatoirement au gré des musiciens, des subventions, des festivals et autres lieux de rencontre culturelle, tous plus ou moins déconnectés les uns des autres, sans point d’ancrage central. Les auteurs de ce livre démontrent qu’il y a amplement matière à « scholastiser », si l’on peut dire, la musique trad : son histoire, sa pratique musicale, ses textes. Ceci pourrait servir à centraliser les connaissances et bâtir une vraie musique « savante », mais bien québécoise, basée sur notre patrimoine.

Cet ouvrage a certainement le mérite de nous rappeler l’importance de la culture canayenne et nous permet peut-être d’imaginer comment sa valorisation pourrait faire partie d’un projet de société où la culture n’est pas assujettie au profit, mais plutôt met en valeur notre patrimoine collectif.